En attribuant le Nobel de la paix au GIEC et à Al Gore, l’Académie suédoise des sciences poursuit une vieille tradition, propre aux Nobel scientifiques : attribuer le même prix à deux groupes ou deux personnes qui n’ont jamais travaillé ensemble, mais dont l’oeuvre s’est avérée complémentaire. Les médias ne l’ont toutefois pas vu ainsi, eux qui se sont concentrés, depuis vendredi, sur la future carrière d’Al Gore, sur le jugement d’une cour britannique... et sur ceux qui critiquent ce choix du comité Nobel, alléguant qu’il n’y a pas de liens entre paix et environnement.

Revenons d’abord sur cette critique, puisqu’elle escamote le fait que c’est la deuxième fois en quatre ans que l’attribution du Nobel de la paix est directement liée à l’écologie.

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En octobre 2004 en effet, nous écrivions : « heureuse surprise donc, pour les écologistes, que d’apprendre cette semaine que, selon le comité Nobel, la défense de l’environnement fait désormais partie de la défense de la paix ». La Kenyane Wangari Maathai, 64 ans, venait de décrocher la prestigieuse récompense pour le travail acharné qu’elle poursuivait —et poursuit encore— depuis 1977 : le reboisement de régions d’Afrique dévastées par la désertification. Trente millions d’arbres plantés en un quart de siècle!

L’équation n’est pas difficile à faire : des bouleversements environnementaux signifient d’immenses perturbations économiques et sociales, et de telles perturbations sont le prétexte parfait pour un conflit armé.

L’Histoire nous apprend en effet qu’une grande partie des guerres ont eu pour prétexte un besoin de s’approprier de nouveaux territoires —parce que celui d’un des deux pays est devenu trop petit pour nourrir sa population— des ressources naturelles —doit-on rappeler l’exemple du pétrole en Irak?— et même de l’eau —comme ce fut le cas au Darfour.

Si on veut un exemple de perturbations économiques et sociales liées à l’environnement dont les médias ont abondamment parlé, on n’a qu’à penser à la Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina. Et ce n’était qu’une catastrophe à petite échelle... dans le pays le plus riche du monde!

L’an dernier, le Nobel de la paix était allé à l’économiste du Bangladesh Muhammad Yunus, créateur de la Grameen Bank, instrument innovateur de lutte contre la pauvreté. Bref, la paix ne passe pas seulement par des casques bleus, des militants pacifistes ou des traités.

« Les changements climatiques sont l’un des plus grands facteurs d’instabilité de notre époque et la racine de certains des conflits armés les plus violents », juge le président du Fonds mondial pour la nature, en laissant éclater sa joie que le Nobel de la paix ait été attribué au Groupe intergouvernemental des Nations Unies sur les changements climatiques (le GIEC, aussi appelé depuis des années le « groupe du consensus ») et à Al Gore. Les changements climatiques « minent l’accès aux ressources naturelles dont dépendent les gens, à travers le monde. Régler ce problème demeure un des défis fondamentaux pour un accès à un habitat de vie durable, et ultimement à la paix. »

Dans la lorgnette des médias

Mais un grand nombre de médias ne l’ont pas vu ainsi. Une recherche dans Google News révèle que dimanche soir, deux jours et demi après l’annonce du Nobel de la paix, rien qu’en langue anglaise, 3900 articles (!) étaient consacrés à ce prix. Parmi eux, la grande majorité mettait d’abord l’accent sur... la possibilité d'une éventuelle candidature d’Al Gore à la présidence. La relation entre paix et environnement, et même l’existence du GIEC, étaient reléguées loin derrière, voire complètement escamotées.

Le columnist du New York Times, Bob Herbert, s’est laissé aller à une attaque frontale. « La première chose que veulent savoir les gens des médias, c’est si cela va pousser M. Gore à entrer dans la campagne présidentielle. C’est comme demander à quelqu’un qui vient de survivre à une attaque cardiaque s’il prévoit recommencer à fumer. »

Il ne s’en étonne pas, puisque cette attitude des journalistes, dit-il, est celle-là même qui a guidé leur couverture de la campagne électorale de 2000. « Dans la course au plus important poste du pays, nous avons montré la maturité collective d’un enfant de trois ans. M Gore s’est fait critiquer pour son choix de vêtements et pour des offenses aussi graves que de siffloter ou de froncer les sourcils. »

Depuis vendredi, les médias ont été nombreux à mettre en parallèle le Nobel et le jugement d’une cour britannique, publié 24 heures plus tôt, sur la légitimité de diffuser le film d’Al Gore, Une vérité qui dérange, dans les écoles britanniques, comme si les deux « jugements » étaient d’égale valeur.

Le juge Michael Burton, insiste-t-on, a en effet pointé neuf erreurs factuelles contenues dans ce film. Mais outre que certaines de ces erreurs relèvent davantage de l’interprétation d’auteur, les phrases les plus significatives de ce jugement —pour ceux qui sont dans le camp des « sceptiques » du réchauffement— se retrouvent tantôt noyées en fin d’article, tantôt carrément passées sous silence : « les changements climatiques sont principalement attribuables aux émissions humaines de gaz à effet de serre, de méthane et d’oxyde nitrique », admet le juge; le film présente adéquatement « quatre grandes hypothèses scientifiques, chacune fortement soutenue par les recherches publiées dans de prestigieuses revues révisées par les pairs, et en accord avec les dernières conclusions du GIEC ». Enfin, le juge admet qu’il n’y a pas de doute que « les changements climatiques auront, s’ils ne sont pas contrôlés, des effets délétères significatifs sur la planète et ses populations ».

Même un média alternatif consacre davantage de paragraphes à ceux qui critiquent le choix du comité Nobel, qu’à la signification du Nobel : un groupe de 2000 scientifiques en provenance de dizaines de pays d’un côté, et un pédagogue qui a eu un impact profond sur la conscience populaire de l’autre, remportent le prix le plus prestigieux du monde pour leur apport à la lutte contre un phénomène qui, il y a 20 ans, n’était même pas sur les écrans radar —et qui, aujourd’hui encore, demeure considéré comme un phénomène qui reste à prouver, par une partie imposante de la population.

« Notre démocratie a eu ses ratés, a déclaré Al Gore dans une entrevue au Time publiée en mai dernier. Nous avons commis un certain nombre de sérieuses erreurs politiques. Mais il serait simpliste et partisan de blâmer le gouvernement Bush-Cheney. Nous avons les contrôles et les freins nécessaires, un pouvoir judiciaire indépendant, une presse libre, un Congrès. Ont-ils tous échoué? Avons-nous tous échoué? »

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