capture_decran_2014-05-26_a_09.41.44.jpg
L’économie n’est pas souvent traitée comme une science par «la» science. Il aura fallu un économiste qui connaît un succès mondial avec son livre sur les inégalités, pour inciter la revue Science à faire de l’inégalité un sujet qui combine anthropologie, archéologie, économie... et physique.

L’économiste, c’est le Français Thomas Piketty qui, pour ceux qui l’auraient manqué, fait un tabac depuis quelques mois avec son livre, Le Capital au 21e siècle . Un livre qui est salué, tout particulièrement aux États-Unis, comme une pièce maîtresse pour comprendre le pourquoi et le comment de nos sociétés de plus en plus inégalitaires —et qui est décrié, principalement par une partie de la droite américaine qui voit en lui un dangereux marxiste.

Abonnez-vous à notre infolettre!

Pour ne rien rater de l'actualité scientifique et tout savoir sur nos efforts pour lutter contre les fausses nouvelles et la désinformation!

Or, sa thèse comme quoi la richesse s’acquiert aujourd’hui davantage par l’héritage que par le travail, s’appuie sur une montagne de données telle que seul le bien nommé «Big Data» le permet —et cette montagne de données constitue la justification du dossier spécial que lui consacre Science. Et de la page couverture.

C’est que cet écart entre un nombre restreint de riches et un nombre croissant de pauvres, alimenté en 2011 par les mouvements cousins d’Occupy Wall Street génère désormais des débats qui vont bien au-delà de l’idéologie politique. Comme l’écrivent les deux rédacteurs en chef de Science dans leur introduction au dossier, on peut quantifier l’impact de la pauvreté sur l’éducation et la santé, y compris la santé du bébé qui n'est pas encore né. On note, même dans nos sociétés industrialisées dotées d’une médecine de pointe, un écart dans l’espérance de vie en fonction du niveau de richesse. Bref, c’est mauvais pour l’individu, et c’est mauvais pour la société qui a la responsabilité de ces individus.

Il n’en a pas toujours été ainsi: comme le résume un des reportages qui accompagnent ce numéro spécial:

Pendant plus de 90% de l’histoire humaine, notre espèce a vécu en tant que chasseurs-cueilleurs égalitaires. Comment nos ancêtres ont-ils gardé l’inégalité à l’écart? Les recherches sur les sociétés existantes de chasseurs-cueilleurs suggèrent que des ressources rares, peu de possessions et des coutumes telles que de partager la viande et échanger des flèches gardent ces sociétés équitables.

Si le livre a frappé aussi fort aux États-Unis, c’est aussi parce que le fameux «1%» —ce petit groupe de gens qui accapare un pourcentage disproportionné de la richesse— bien qu’étant une réalité en Europe, est beaucoup plus pesant au pays d’Obama. Dans un article publié par Science, Piketty et son collègue de l’Université de Californie Emmanuel Naez ne s’aventurent pas plus que dans le livre à proposer une solution. En bons «scientifiques», ils soulignent :

Bien que nous ayons à notre disposition beaucoup plus de données historiques et comparatives que ce qui était accessible aux chercheurs précédents, les preuves existantes demeurent trop incomplètes et imparfaites pour une évaluation rigoureuse et quantitative des différentes causes en jeu.

Prédire l’avenir est donc utopique. Néanmoins, leurs données permettent d’éliminer la théorie économique traditionnelle, qui veut qu’une «expansion de l’éducation», sur les traces des progrès technologiques, conduise à davantage d’emplois spécialisés, donc à une réduction des inégalités. Lorsqu’on examine l’évolution des données sur le long terme, cette théorie est battue en brèche, concluent Piketty et Naez.

Un tel progrès technologique ajusté en fonction des compétences n’est pas suffisant pour expliquer les importantes variations entre pays: la croissance des inégalités entre revenus d’emplois a été relativement limitée en Europe (et au Japon) en comparaison des États-Unis, en dépit de changements technologiques similaires... En particulier, la course entre éducation et technologie échoue à expliquer la hausse sans précédent des très hauts revenus d’emplois qui s’est produite aux États-Unis pendant les dernières décennies. Une très large partie de la hausse dans le 10% supérieur des revenus provient du 1% supérieur (ou même du 0,1% supérieur). Ceci est largement causé par la hausse des compensations au sommet des grandes compagnies américaines (financières et non-financières).

En conclusion, «l’inégalité ne suit pas un processus déterministe». Il existe des forces puissantes «qui poussent alternativement» dans une direction ou dans l’autre. La dominance de l’une de ces forces dépend «des institutions et des politiques que des sociétés choisissent d'adopter».

Je donne