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S’il est possible d’invoquer la liberté de religion pour autoriser une compagnie à refuser l’assurance-maladie dans les cas de contraception, quelle est l’étape suivante? La transfusion sanguine? La vaccination?

Une décision de la Cour suprême des États-Unis rendue lundi ouvre un panier de crabes dans ce pays où l’assurance-maladie dépend en partie des employeurs, mais aussi dans tous les pays où la loi désigne une compagnie comme une «personne morale».

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Jusqu’où va la définition de «personne» dans ce terme? Une compagnie peut-elle avoir des «convictions religieuses» et si oui, peut-elle baliser les limites de la science à l’intérieur de la société?

Il semblerait bien que oui, résume dans son blogue Marie-Anne Frison-Roche, professeure de droit à Sciences Po de Paris:

Supposons que l'entreprise soit une organisation. C'est la définition que les économistes préfèrent et on la trouve dans tous les ouvrages de théorie économique.

Mais si l'entreprise est une organisation, alors il est impossible qu'une organisation puisse avoir des «convictions religieuses» et le débat est clos.

Si l'on prend la définition non plus objective mais subjective de l'entreprise, comme personne commerçante, le commerçant individuel tout d'abord, puis un groupe de personnes qui se rassemblent pour tenter ensemble l'aventure du commerce ou de l'industrie ou du service... alors on peut admettre que ce groupe de personnes ait des convictions.

Par cinq voix contre quatre, la Cour suprême américaine a donc donné raison le 30 juin à deux compagnies, qui prétendaient que l’obligation que leur impose la nouvelle politique d’assurance-maladie du président Obama, de payer aux femmes employées les frais de contraception, serait une violation de la liberté religieuse de ces compagnies. Il s’agit de deux entreprises familiales, propriété de «familles chrétiennes» pour qui la vie commence à la conception et que par conséquent, la «pilule du lendemain» est un péché.

Incidemment, notent le New Scientist et Mother Jones , même la science citée par le jugement est douteuse —les quatre moyens de contraception visés ne s’attaquent pas vraiment à l’implantation de l’embryon, mais à la conception.

Le jugement, a souligné le juge Samuel Alito, ne s’applique qu’à des compagnies gouvernées «sur des principes religieux» —donc, en théorie, uniquement des petites entreprises —qui représentent tout de même 52% des travailleurs américains, selon le Washington Post .

Mais une compagnie détenue par des Témoins de Jéhovah pourrait-elle interdire la transfusion sanguine? Pourrait-on invoquer une conviction religieuse pour refuser les employés vaccinés? Si la chose semble impensable au Canada, elle ne l’est plus au sud de sa frontière. C’est ce qu’exprime une des juges dissidentes, Ruth Ginsburg, dans sa décision minoritaire:

L’exemption qu’accorde la Cour aux demandes des employeurs qui s’objectent sur des bases religieuses à l’usage de certains contraceptifs, s’étendrait aux objections à des transfusions sanguines sur des bases religieuses (Témoins de Jehovah); aux antidépresseurs (scientologistes); aux médicaments dérivés de porcs, incluant l’anesthésie, les fluides intraveineux et les pilules enrobées de gélatine (certains musulmans, juifs et hindous); et à la vaccination (chrétiens scientistes), entre autres.

Dans son blogue du Journal de Montréal, Loïc Tassé, du département de science politique de l’Université de Montréal, ajoute:

Au mieux la Cour suprême finira pas débouter les uns après les autres ceux qui voudront porter en justice des causes similaires et cela créera beaucoup de belles occasions d’affaires pour les firmes d’avocats. Au pire, d’autres motifs d’exemptions religieuses seront accordés à d’autres entreprises. Le droit américain cessera de s’appliquer à tous. Le droit américain se fragmentera selon les lignes de diverses religions.

C’est ce à quoi semble conduire l’évolution juridique de la définition de «personne morale», poursuit Mme Frison-Roche. Si une compagnie acquiert presque tous les droits d’une «vraie» personne, «pragmatiquement, ceux qui contrôlent l’entreprise font «la loi». Il s’agit d’imposer à ceux qui travaillent leur propre conviction personnelle».

Les amateurs de politique américaine reconnaîtront là un autre jugement-clef des dernières années ( 2010 Citizens United ), celui en vertu duquel les entreprises, en tant que «personnes», peuvent elles aussi financer les partis politiques, au nom de la liberté d’expression.

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