Une
victoire pour l'Afrique du Sud, ont bien sûr
proclamé les journaux. Mais une victoire
pour l'Afrique tout entière, parce que
c'est là-bas que le sida fait aujourd'hui
des ravages, et non plus dans les pays riches :
24 des 30 millions de sidéens de la planète
sont aujourdhui en Afrique. Or, c'est aussi
en Afrique qu'il est impossible de se procurer les
médicaments anti-sida éprouvés
-parce qu'ils sont hors de prix (lire ce
texte).
Et cest là-dessus
que portait ce procès: 39 compagnies pharmaceutiques,
les géants mondiaux du domaine, contestaient
une loi sud-africaine de 1997 qui autorise limportation
ou la production de médicaments anti-sida
à moindre coût. Ou plus exactement:
pas les médicaments " officiels ",
mais des copies à moindre coût de ces
médicaments. Ce quon appelle des médicaments
génériques.
En moyenne, selon
une évaluation de CNN, un médicament
anti-sida "officiel", breveté,
peut coûter à un patient de 10 500
à 15 000$ US par an. Avec des produits génériques
tels que ceux quon trouve au Brésil
ou en Thaïlande, la facture peut baisser jusquà
200$ par an.
Commencé
le 5 mars, le procès avait été
ajourné pendant six semaines, puis avait
repris mercredi, le 18 avril. Juste assez longtemps
pour que les compagnies annoncent au juge leur désir
de retirer leur plainte. Dans la salle daudience,
et aux quatre coins du monde -même si vos
journaux ny ont pas consacré leur Une-
il
y a eu ce jour-là des explosions de joie.
Explosions de joie,
parce que les compagnies avaient tout de même
la loi de leur côté. Ces médicaments,
ce sont leurs créations, de sorte que copier
un produit et le revendre- cest une
violation du droit dauteur. Sauf que dans
le contexte sud-africain, où 4,7 millions
de personnes sont atteintes du sida, dont une bonne
partie pourraient être sauvées si elles
avaient accès à des médicaments,
dans ce contexte donc, le procès était
proprement indécent.
Oxfam, Médecins
sans frontières, et même lOrganisation
mondiale de la santé, tous ont, à
un moment ou à un autre, suggéré,
voire exigé, des compagnies, quelles
fassent preuve dun minimum de bon sens...
et dhumanité. Bref, au moment même
où un débat international sur les
méfaits de la mondialisation faisait rage
à Québec,
à lautre bout de la planète,
ce procès était devenu lincarnation
de la mondialisation dans ce quelle a de plus
odieux.
Mondialisation
de la science
Un parallèle
peut dailleurs être tracé entre
lémergence planétaire dun
mouvement anti-mondialisation, consacrée
à Seattle en 1999, et lindignation
face à linhumanité de ces multinationales.
Indignation dabord apparue dans les pays du
Sud bien sûr, mais plus particulièrement
dans ces pays plus puissants, donc plus susceptibles
de tenir leur bout : Inde, Brésil, Afrique
du Sud. Il a fallu bien du temps avant que les multinationales
ne saperçoivent que le vent avait tourné,
en dépit des appels du président dalors
aux Etats-Unis, Bill Clinton, qui réclamait
davantage de " souplesse " dans
la protection des brevets. Et des dénonciations
du président Chirac, lançant un " le
sida tue plus que la guerre ". En février
2001, lUnion européenne refusa daccorder
son appui aux Etats-Unis lorsque ceux-ci engagèrent
un recours contre le Brésil, accusé,
lui aussi, de produire des médicaments génériques.
Ce nest donc
pas par hasard si le gouvernement sud-africain a
tenu son bout dans cette histoire : il a jugé,
écrit Libération, que cétait
" le sort de l'ensemble des pays en développement
face au manque d'accès aux soins antisida
qui se jouait ". Et le moment était
devenu propice.
Dès le lendemain
du retrait de leur plainte, les compagnies pharmaceutiques
se sont bien défendues davoir perdu :
le retrait de notre plainte contre lAfrique
du Sud n'ouvre
en aucun cas la porte au déferlement des
médicaments génériques
dans le reste du monde, ont-elles insisté.
A voir. Parce
que maintenant que la brèche est ouverte...
Certes, laccord
insiste sur son caractère exceptionnel et
rappelle la prédominance de "la propriété
intellectuelle des brevets". La Fédération
internationale de l'industrie du médicament
en parle comme dun compromis "mutuellement
satisfaisant". Même discours chez les
géants britannique Glaxo-SmithKline, américains
Bristol-Meyers Squibb et Merck, suisse Roche, allemand
Boehringer Ingelheim et français Aventis.
Par ailleurs, une procédure très stricte
pour recourir à ces copies de médicaments
a été inscrite dans laccord,
incluant des négociations avec les fabricants,
de sorte que ceux-ci espèrent pouvoir garder
le contrôle.
De plus, il y a
aussi une raison très cynique pour laquelle
ces multinationales ne sortiront pas si ébranlées
de cette cause : tout simplement, elles ne
vendent pas grand-chose en Afrique.
Mais il nen
demeure pas moins quelles viennent de trébucher.
"On peut avoir la certitude, déclare
pour Libération le responsable d'un
groupe français, que les laboratoires seront
désormais obligés de fournir des prix
suffisamment bas pour que le recours aux génériques
ne soit plus justifié." Bref, les prix
vont baisser. Et
pas seulement en Afrique. Et à plus long
terme, pas seulement pour les médicaments
anti-sida.
"Il est trop
tôt pour dire ce quen seront les retombées,
mais cest un événement très
inhabituel", résume prudemment pour
CNN Simon Cohen, un expert londonien en brevets
internationaux. " Je ne peux penser à
aucune cause similaire concernant les brevets. "
Tout le monde est
daccord pour dire que si les compagnies ont
mis fin à leur poursuite judiciaire, cétait
parce quen terme de relations publiques, limpact
était désastreux. La pression venue
de lautre camp était en effet considérable :
le lobby des 39 compagnies pharmaceutiques sest
retrouvé face à un lobby certes beaucoup
moins riche et beaucoup moins bien structuré
(pêle-mêle, des organisations non-gouvernementales,
le parlement européen, les pays non-alignés,
etc.)... mais un lobby qui avait lappui de,
si lon peut dire, la conscience de lhumanité.
En dautres termes : le droit de faire
de largent dun côté, et
la défense de la vie et de la dignité
humaine de lautre. Les milliards de dollars
de profits annuels dun côté,
et les 30 000 morts du sida chaque jour, de lautre.
La semaine dernière,
cétait lAfrique du Sud, demain,
la Zambie, après-demain, le Brésil ?
Le 1er
février dernier, disions-nous plus haut,
les Etats-Unis ont déposé une plainte
contre le Brésil, auprès de lOrganisation
mondiale du commerce (OMC), laccusant dautoriser
la production chez lui de médicaments génériques.
Ce que le Brésil na pas nié :
depuis 1994, un laboratoire de là-bas produit
une version "pirate" de lAZT, le
médicament par excellence anti-sida. L'AZT
valait 56 cents en 1996, sa copie ne coûte
plus que 18 cents aujourdhui. Déjà,
lInde la imité. Et lInde,
cest un milliard dhabitants...
Le Brésil
nest donc pas dans son droit, au sens strict
du terme, puisquil viole les ententes internationales
sur la propriété intellectuelle (une
décision de lOMC est attendue pour
lautomne). Mais moralement, il se retrouve
dans la même situation que lAfrique
du Sud. Or, si le " lobby hétéroclite "
qui a triomphé en Afrique doit se révéler
aussi efficace en Amérique du Sud, les multinationales
pharmaceutiques devront aller se rhabiller...