Le riz est-il un secret d'État?
(ASP) - La nouvelle est passée
pratiquement inaperçue dans les médias:
on a publié la semaine dernière la "carte"
-le séquençage- du génome du riz.
Mais cette publication était accompagnée
dune controverse, révélatrice de
la façon dont fonctionne maintenant une partie
de la recherche scientifique: je fais mon annonce, mais
je
garde jalousement les données qui peuvent me
rapporter beaucoup dargent.
En soi, il est vrai que le génome
du riz, ce nest plus une nouvelle. Lannonce
officielle de la fin de son séquençage
est déjà vieille de 14 mois (voir
ce texte). Mais comme cela sétait passé
avec le séquençage du génome humain,
il a fallu une longue année avant que les résultats
complets de deux séquençages distincts,
sous la forme de deux articles, ne passent au-travers
du filtre de publication dune revue scientifique
dans ce cas-ci, la revue américaine Science.
Or, la revue Science a eu un arrangement
très inhabituel avec les auteurs dun des
deux articles: elle
les a autorisés à garder pour eux une
partie des données alors que l'usage
veut quune revue scientifique exige que toutes
les données pertinentes soient entièrement
accessibles, seule façon de sassurer quun
autre chercheur, où que ce soit dans le monde,
pourra contre-vérifier les résultats.
Cest exactement larrangement
qui avait eu cours lan dernier entre Science
et les auteurs du séquençage du génome
humain, la compagnie privée Celera. Et ce nest
pas un hasard si les auteurs sur la sellette, cette
fois, appartiennent également à une compagnie
privée, la suisse Syngenta. Le deuxième
séquençage est loeuvre dun
groupe quon nattendait pas il y a 14 mois:
des chercheurs chinois, à lInstitut de
génomique de Beijing.
Le "secret" ne pourra pas être
gardé longtemps: un consortium international
de décodage du génome du riz est à
loeuvre depuis quelques années, coordonné
par les Japonais. Il doit à présent rassembler
les données de ces deux travaux et en publier
une séquence complète dici la fin
de lannée. Mais en attendant, cet arrangement
spécial avec la revue Science retarde de plusieurs
mois les travaux de tous les chercheurs "concurrents".
Et en recherche génétique, à la
vitesse où vont les choses, plusieurs mois, cest
une éternité.
La rumeur de cet arrangement courait depuis
déjà quelques semaines et, comme nous
lécrivions en mars (voir
ce texte), 22 éminents spécialistes
du génome avaient écrit à la revue
Science pour protester. Toutes les données,
ont-ils dit, auraient dû être déposées
dans la banque de données internationale GenBank,
à linstar de la majeure partie des données
génétiques sur les plantes, les animaux
et les humains, dévoilées ces dernières
années.
Née en 1999, Syngenta est le résultat
de la fusion des divisions agricoles des compagnies
Novartis et AstraZeneca, deux compagnies qui sont depuis
des années à l'avant-scène pour
la production d'organismes génétiquement
modifiés. Syngenta, a plusieurs fois répété
son porte-parole, ninterdit pas aux autres chercheurs
laccès à ses données: ils
y auront au contraire plein accès... à
condition de sengager à ne pas en tirer
de profits.
Les données chinoises, elles, qui
portent sur la variété de riz indica,
ou riz au grain long (le séquençage de
Syngenta porte sur le riz japonica, riz au grain rond),
ont été entièrement déposées
dans GenBank.
Et si le riz est aussi important, cest
parce quil y a effectivement beaucoup dargent
en jeu (un autre géant des biotechnologies est
dans la course : Monsanto, lui qui avait publié
il
y a deux ans son propre brouillon de la carte du
génome du riz). Car dune meilleure connaissance
de ces gènes pourrait découler la création
de plants de riz mieux résistants aux intempéries,
aux insectes, aux pesticides, ou capables de nourrir
davantage de gens avec moins defforts. Le riz,
pour plus de trois milliards de personnes, cest
le principal aliment voire le seul. En Asie, avec
l'accroissement de la population, la demande de riz
pourrait augmenter de 70% au cours des 30 prochaines
années.
Les optimistes voient dans le séquençage
du riz le premier pas vers une nouvelle étape
dans la lutte contre la malnutrition; les pessimistes
y voient une nouvelle étape dans la lutte d'une
poignée de multinationales pour saccaparer
le marché mondial de lalimentation.
Le fait de vouloir garder secret le plus
grand nombre de données le plus longtemps possible
donne pour linstant raison aux pessimistes...