Quand le cerf élimine
l'ours
(Agence Science-Presse) - La voracité
du cerf de Virginie... aurait sonné le glas de
l'ours noir d'Anticosti! En lui coupant l'herbe sous la
patte, ou plutôt en dévorant tous les arbustes
à petits fruits, les cerfs sont devenus les maîtres
de l'île.
"La diminution de leur nourriture d'automne
a eu raison de la population de l'ours noir. Ces petites
baies et fruits des arbustes leur permettaient d'accumuler
des réserves corporelles suffisantes pour hiberner
et allaiter les petits durant l'hiver", explique Steeve
Côté, professeur de biologie à l'université
Laval et chercheur au Centre d'études nordiques.
Il a publié les conclusions de son étude
dans le numéro d'octobre de Conservation Biology,
un article repris dans la revue du Naturaliste Canadien
cet hiver.
Dans cet article, il présente l'extinction
en seulement 50 ans d'un grand mammifère, l'ours
noir d'Amérique (Ursus americanus),
causée par l'introduction sur l'île d'Anticosti
d'un autre grand mammifère, le cerf de Virginie.
Ce large territoire de 7943 km2 possède un
climat sub-boréal et une végétation
dominée par le sapin baumier, l'épinette
blanche et l'épinette noire. |
L'article
en question:
"Extirpation
of a Large Black Bear Population by Introduced White-Tailed
Deer", Conservation Biology, Vol 19,
No. 5, October 2005
|
Présent dans toutes les forêts
boréales, l'ours noir y vivait paisiblement en
compagnie d'un seul autre mammifère gourmand de
végétation, la souris sylvestre. Bien que
l'on ignore précisément combien ils étaient,
les ours noirs étaient si abondants qu'autrefois,
les adeptes venaient sur l'île pour le chasser.
Une mission impossible aujourd'hui car un seul ours a
été vu au cours des dix dernières
années. "Il est possible qu'il soit mort depuis",
avance même le chercheur.
L'automne venu, les proies animales sont
rares et la principale source de nourriture, ce sont les
petits fruits. Une étude albertaine (1986) montre
que les ours noirs gagnent du poids lorsque la densité
des bleuets est de 423 baies au m2 et perdent leur masse
corporelle lorsqu'elle voisine les 66 baies/m2. Fin août
2004, les inventaires d'arbustes à petits fruits
(framboisiers, ronces pubescentes, cornouillers, bleuets...)
montraient une moyenne de seulement 0,28 fruit/m2. Autrement
dit "il y a 235 fois moins de fruits que le minimum
requis", soutient Steeve Côté. Écartant
diverses hypothèses (maladie, coupes de bois, chasse
à l'ours, etc.), le chercheur affirme même
que la réintroduction ne pas être envisagée:
en l'absence de nourriture, pas d'ours.
L'appétit croissant du nouveau venu
Autrefois propriété de Henri
Menier, "le Roi du chocolat" et habile chasseur, l'île
d'Anticosti voit l'introduction en 1896 de 220 cerfs de
Virginie. Avec des hivers longs mais un climat plutôt
maritime, les nouveaux venus s'adaptent bien. D'autant
plus qu'ils ne connaissent pas de prédateurs. Les
cerfs vont proliférer jusqu'à atteindre
entre 60 000 et 100 000 individus dans les années
'60, selon divers recensements aériens. Et même
si les chasseurs en tuent près de 9000 par année,
la population ne décroît pas. "On en compte
aujourd'hui près de 125 000. Bien qu'introduit
au nord du nord de la distribution de l'espèce,
c'est un animal très plastique, comme on dit dans
notre jargon", précise le biologiste.
Et vorace. L'équipe du Pr Côté
a réalisé des inventaires dans l'ouest de
l'île aux étés 2001 et 2002 au sein
de 14 peuplements forestiers sans pouvoir cueillir la
moindre tige de sorbier dAmérique, damélanchier,
de dièreville chèvrefeuille ou de viorne.
En plus de la disparition des arbustes à petits
fruits, ces espèces normalement communes des forêts
boréales disparaissent sous les dents des cerfs.
Il ne reste plus guère d'arbustes compris entre
30 cm et deux mètres.
Parallèlement, les habitudes alimentaires
des cerfs s'avèrent également dommageables.
"Le cerf broute la plante au complet, feuilles et tiges
inclus. Ce qui a des impacts sur la population d'ours,
mais plus largement sur l'ensemble de l'écosystème",
relève Steeve Côté. Les inventaires
des années 1975 et 1978 montraient déjà
des signes d'impact négatif. Tout comme les biologistes
en constatent sur le sapin baumier, principale nourriture
hivernale des cerfs.
Bref, le visage d'Anticosti a changé,
des arbres et des plantes disparaissent et sont remplacés
par d'autres. Ainsi, les sapinières régressent,
cédant du terrain aux épinettes blanches.
Des effets sont constatés sur les nutriments du
sol, sur la densité d'insectes, les populations
d'oiseaux chanteurs... Ce qui pousse le Pr Côté
et son équipe à souhaiter poursuivre leurs
travaux par une large étude écosystémique.
"Ce problème n'est pas propre à Anticosti
ou au Québec. Nous constatons une augmentation
de cervidés et leurs répercussions dans
le monde entier".
Profitant de la fragmentation du territoire,
de la diminution des grands prédateurs, d'un recul
du lobby des chasseurs, ces grands mammifères connaissent
partout une explosion démographique. Et l'île
d'Anticosti s'avère un formidable laboratoire pour
observer ce phénomène.