Un documentaire d'une heure portant sur Mileva Maric-Einstein et présenté par la chaîne de télévision PBS est, depuis sa première projection en octobre 2003, au coeur d'une brûlante controverse.

Pour en saisir l'enjeu, un bref rappel historique sera sans doute utile .

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Albert Einstein, on s'en souviendra, a publié en 1905 (et même, pour être plus précis, en six mois, soit du 17 mars au 27 septembre) cinq articles qui devaient, littéralement, transformer la physique et ouvrir certaines des plus importantes voies dans lesquelles cette discipline allait ensuite s'engager. Ces articles portaient notamment sur les atomes et mouvement brownien; l' effet photoélectrique; la mécanique quantique; et la relativité restreinte. La variété des sujets abordés, l'extraordinaire créativité déployée, l'importance des idées développées, tout cela, avouons-le, donne un peu le vertige.

En fait, la productivité d'Einstein, durant ces quelques mois, est telle que. pour la décrire , on a ressorti l'expression latine Annus Mirabilis qu'on avait utilisée une première fois pour décrire les exploits d'Isaac Newton (rappel: pendant 18 mois s'étalant sur les années 1665 et 1666, Newton, fuyant Londres et l'université de Cambridge fermée à cause de la peste, allait, au domicile familial, développer: le calcul différentiel et intégral; plusieurs des lois de l'optique; les trois lois du mouvement qui portent aujourd'hui son nom; ainsi que la loi de la gravitation universelle!)

1905 est donc, pour la physique, une deuxième Annus Mirabilis . Et elle est d'autant «miraculeuse» que ces articles sont signés d'un tout jeune homme (Einstein n'a alors que 26 ans) lequel, de surcroît, est sans attachement institutionnel à une université ou un centre de recherche et travaille comme modeste employé dans un bureau de brevets, en Suisse.

C'est ici qu'apparaît Mileva Maric (1875-1948) , qui est alors l'épouse d'Einstein (le couple, marié en 1903, aura trois enfants et se séparera en 1919). Mileva Maric est elle-même physicienne et mathématicienne et semble avoir été assez douée. Vous l'avez deviné: des voix se font entendre, depuis une vingtaine d'années, pour affirmer que Mileva Maric-Einstein est la clé de l'énigme de l'Annus Mirabilis.

Selon ces voix, elle aurait pris une part (plus ou moins grande, selon les auteurs) dans la rédaction des trois principaux articles de 1905 (ceux portant sur le mouvement brownien, l'effet photoélectrique et la relativité restreinte). Et c'est très précisément la thèse défendue dans le documentaire de la PBS: Einstein's Wife.

Ce serait, avouons-le, une bien belle histoire. Une pionnière de l'entrée des femmes dans les carrières scientifiques de haut niveau honteusement pillée par son mari qui recueille, seul, toute la gloire après avoir occulté l'apport immense de son épouse!

Mais ça restera une histoire, qui n'a été crédible que parce ses promoteurs ontpris des libertés inadmissibles avec les faits.

Ce documentaire a ainsi fait l'objet de vigoureuses critiques qui ont mis en évidence les nombreuses et graves faiblesses et erreurs historiques sur lesquelles repose sa thèse. Saisi d'une plainte, l'ombudsman de PBS vient de rendre son rapport. J'y renvoie pour les détails de l'affaire.

Au total, il semble clair que son épouse n'a été pour Einstein ni plus ni moins qu'une personne avec qui il a abondamment échangé et sur laquelle il s'essayait à présenter ses idées nouvelles de manière claire et compréhensible — notamment à ses propres yeux.Mais la légende présentée dans le documentaire, hélas, a fait bien des émules — d'autant que son site Internet propose des documents pédagogiques pour l'enseignement de la physique et de son histoire: on imagine les dégâts en classe ...

Historiquement, l'exclusion des femmes des sciences — et plus généralement de la vie intellectuelle

(ou du moins la minoration de leur place dans tout cela) — est un fait largement avéré et tragique. Mais c'est un bien mauvais service à rendre que de réparer les injustices d'hier par des approximations, des demi-vérités, voire de falsifications.

L'histoire de sciences, la sociologie des sciences et la philosophie, depuis, disons, une cinquantaine d'années, ont considérablement enrichi notre conception de la science comme entreprise humaine, historiquement située et faillible. Mais ces apports dépendent précisément de la mise en oeuvre des principes sur lesquels la science elle-même repose: la rigueur; le respect des faits et de la vérité; la méfiance envers l'opinion et envers ces vérités confortables et qui consolent — celles qui doivent être démontrées deux fois, disait Jean Rostand!

La légende de madame Einstein était peut-être, pour certains, une telle vérité consolante . Mais cela ne suffit pas à faire de la bonne histoire des sciences.

Inévitablement, c'est un mot de Richard Feynman qui me revient ici en mémoire. Feynman, on s'en souvient, avait fait partie du comité qui avait enquêté sur l'explosion de la navette Challenger, en 1986. Selon lui, les estimations de fiabilité de la navette par la NASA étaient incroyablement irréalistes. Dans son rapport (minoritaire), il a cette phrase admirable: «Pour qu'une technologie soit efficace, la réalité doit avoir préséance sur les relations publiques: et cela parce qu'on ne peut pas tromper la nature».

De même, pour qu'une histoire, une sociologie et une philosophie des sciences soient crédibles et saines, les faits pertinents doivent avoir préséance sur nos convictions et préférences idéologiques.

Je donne