J'ai passé les 10 derniers jours à Vienne, en Autriche, afin de participer à une petite conférence sur certaines méthodes de simulation par ordinateur (méthodes de calcul d'énergie libre, pour ceux qui désirent un peu de précision). Vienne est une très belle ville dominée par l'architecture baroque
et la musique classique. Tout Viennois qui se respecte saura faire un peu de musique et chanter les lieder de Schubert et de Brahms.

Préoccupée par la musique et la politique, Vienne n'a pas participé à la naissance des sciences. Ce n'est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle que l'Université de Vienne commença à prendre sa place dans la communauté scientifique. L'importance de la capitale de l'Empire austro-hongrois dans le monde intellectuel grandit rapidement et au début du XXe siècle plus personne ne pouvait négliger cette ville où travaillaient, entre autres, Freud, Malher, Klimt et Schiele.

Mais le plus grand nom viennois, pour un physicien à tout le moins, est celui de Ludwig Boltzmann, pionnier de la physique statistique, peut-être la plus belle sous-discipline de ma science préférée.

Ludwig Boltzmann naquit en 1844, à Vienne, bien sûr, et étudia la physique dans sa ville natale sous la direction de deux grands chercheurs Josef Loschmidt et Joseph Stefan. C'est d'ailleurs avec ce dernier qu'il fit son doctorat, qui porta sur la théorie cinétique des gaz. Ce travail ne plut pas à tous ses collègues, car il impliquait l'existence d'atomes et de molécules, alors que ces idées étaient encore rejetées par la majorité des physiciens de l'époque. Mais Boltzmann avait la tête dure et il poursuivit ses travaux dans cette direction jusqu'à sa mort, en 1906.

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La plus grande contribution scientifique de Boltzmann est l'explication statistique de la deuxième loi de la thermodynamique. Cette deuxième loi, énoncée pour la première fois par le Français Sadi Carnot en 1824, est fondamentale, car elle impose, en une seule phrase, l'existence d'une flèche du temps, alors que toutes les équations de la physique permettent en principe d'avancer ou de reculer dans le temps. De manière plus formelle, on peut dire que tout système isolé augmente son entropie pour atteindre l'équilibre. Cela veut dire que si on nous donne deux photos de ce système, prises à des temps différents, on n'a qu'à mesurer l'entropie pour savoir laquelle de ces deux photos fut prise la première.

La deuxième loi de la thermodynamique énoncée par Carnot est abstraite, car elle joue avec la pression, le volume, la température. Insatisfait par cette description phénoménologique, Boltzmann s'est demandé s'il était possible d'écrire cette loi sur la base du déplacement des atomes. Ce passage n'est pas évident, car les atomes se meuvent en suivant la loi de Newton qui est réversible dans le temps. Boltzmann devait donc comprendre le phénomène suivant : si un seul atome se déplace dans une boîte, sa trajectoire est complètement réversible et on ne peut assigner de direction au temps; si, par contre, on place des milliards d'atomes dans la même boîte, alors la deuxième loi de la thermodynamique impose une flèche du temps à l'ensemble du système. Étrange, non?

Bien qu'il offrit une première tentative de réponse à cette question en 1866, ce n'est que trente ans plus tard que Boltzmann trouva une solution qui laissa quand même beaucoup de ses collègues sur leur faim, affirmant qu'il était impossible d'imposer l'irréversibilité simplement avec les équations de Newton; l'ingrédient essentiel est la statistique ou la théorie de la probabilité. Selon Boltzmann, si on essaie de renverser la flèche du temps d'un système (ce qui revient à renverser les vitesses) avec un grand nombre de particules, on va certainement se tromper. Or, toute erreur dans l'inversion des vitesses empêche le système de revenir sur ces pas et l'envoie plutôt vers l'équilibre et un état d'entropie maximale. Pour plusieurs alors, cette explication paraissait de la triche, car elle fait intervenir le hasard dans des équations parfaitement déterministes. Ce n'est qu'avec la théorie du chaos (dont les premiers éléments furent découverts par Henri Poincaré au début du XXe siècle, mais qui prit son envol dans les années 1960) que l'explication de Boltzmann prit toute son ampleur. Car la théorie du chaos montre que les trajectoires des atomes, même si elles suivent parfaitement les lois de Newton, divergent sous l'application de la plus faible des perturbations. C'est le célèbre battement d'ailes d'un papillon au Brésil qui peut créer une tornade au Canada. Ceci veut dire que pour renverser la flèche du temps et diminuer l'entropie d'un système isolé, il faudrait renverser la vitesse de chacun des atomes avec une précision infinie, ce qui n'est pas possible.

Ludwig Boltzmann a donc, le premier, expliqué l'importance des probabilités et de la statistique pour comprendre le monde qui nous entoure. Et toute visite à Vienne, pour un physicien, doit s'accompagner d'une visite à sa tombe. Ce que je n'ai bien sûr pas manqué de faire. Je vous montrerai bien la preuve, un de ces jours.

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