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Créer, c'est dépasser les fondements confortables de la discipline scientifique que nous pratiquons tous les jours

Alexandre Grothendieck, considéré comme un des plus grands mathématiciens du XXe siècle, a été un immense créateur scientifique pendant 20 ans, établissant les fondements de la géométrie algébrique. Après avoir été au coeur d'une institution extraordinairement innovatrice pendant 12 ans (l'Institut des hautes études scientifiques), son "grand tournant" de 1970 l'a conduit à abandonner les mathématiques et surtout le monde scientifique pour se consacrer à l'écriture de méditations et à des expériences religieuses en harmonie avec ses valeurs. Véritable ermite, il est introuvable depuis 20 ans, mais a demandé en 2010 qu'on ne réédite aucun de ses travaux. Une partie de ses méditations a porté sur la création mathématique. Dans l'extrait ci-dessous de son texte Récoltes et semailles, il décrit un des obstacles à cette création - qui peut d'ailleurs s'appliquer à tous les domaines scientifiques. Il est très difficile, dit-il, d'être à la fois parfaitement confortable dans sa discipline (en être un expert, un maître) et d'être aussi capable d'en secouer les fondements, seul moyen de devenir véritablement créateur.

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La plupart des mathématiciens, je l’ai dit tantôt, sont portés à se cantonner dans un cadre conceptuel, dans un "Univers" fixé une bonne fois pour toutes - celui, essentiellement, qu’ils ont trouvé "tout fait" au moment où ils ont fait leurs études. Ils sont comme les héritiers d’une grande et belle maison toute installée, avec ses salles de séjour et ses cuisines et ses ateliers, et sa batterie de cuisine et un outillage à tout venant, avec lequel il y a, ma foi, de quoi cuisiner et bricoler. Comment cette maison s’est construite progressivement, au cours des générations, et comment et pourquoi ont été conçus et façonnés tels outils (et pas d’autres. . . ), pourquoi les pièces sont agencées et aménagées de telle façon ici, et de telle autre là - voilà autant de questions que ces héritiers ne songeraient pas à se demander jamais. C’est ça "l’ Univers", le "donné" dans lequel il faut vivre, un point c’est tout ! Quelque chose qui paraît grand (et on est loin, le plus souvent, d’avoir fait le tour de toutes ses pièces), mais familier en même temps, et surtout : immuable. Quand ils s’affairent, c’est pour entretenir et embellir un patrimoine : réparer un meuble bancal, crépir une façade, affûter un outil, voire même parfois, pour les plus entreprenants, fabriquer à l’atelier, de toutes pièces, un meuble nouveau. Et il arrive, quand ils s’y mettent tout entier, que le meuble soit de toute beauté, et que la maison toute entière en paraisse embellie. Plus rarement encore, l’un d’eux songera à apporter quelque modification à un des outils de la réserve, ou même, sous la pression répétée et insistante des besoins, d’en imaginer et d’en fabriquer un nouveau. Ce faisant, c’est tout juste s’il ne se confondra pas en excuses, pour ce qu’il ressent comme une sorte d’enfreinte à la piété due à la tradition familiale, qu’il a l’impression de bousculer par une innovation insolite.

Dans la plupart des pièces de la maison, les fenêtres et les volets sont soigneusement clos - de peur sans doute que ne s’y engouffre un vent qui viendrait d’ailleurs. Et quand les beaux meubles nouveaux, l’un ici et l’autre là, sans compter la progéniture, commencent à encombrer des pièces devenues étroites et à envahir jusqu’aux couloirs, aucun de ces héritiers-là ne voudra se rendre compte que son Univers familier et douillet commence à se faire un peu étroit aux entournures. Plutôt que de se résoudre à un tel constat, les uns et les autres préféreront se faufiler et se coincer tant bien que mal, qui entre un buffet Louis XV et un fauteuil à bascule en rotin, qui entre un marmot morveux et un sarcophage égyptien, et tel autre enfin, en désespoir de cause, escaladera de son mieux un monceau hétéroclite et croulant de chaises et de bancs. . .

Grothendieck a eu un rapport différent à la "maison":

Je me sens faire partie, quant à moi, de la lignée des mathématiciens dont la vocation spontanée et la joie est de construire sans cesse des maisons nouvelles. Chemin faisant, ils ne peuvent s’empêcher d’inventer aussi et de façonner au fur et à mesure tous les outils, ustensiles, meubles et instruments requis, tant pour construire la maison depuis les fondations jusqu’au faîte, que pour pourvoir en abondance les futures cuisines et les futurs ateliers, et installer la maison pour y vivre et y être à l’aise. Pourtant, une fois tout posé jusqu’au dernier chêneau et au dernier tabouret, c’est rare que l’ouvrier s’attarde longuement dans ces lieux, où chaque pierre et chaque chevron porte la trace de la main qui l’a travaillé et posé. Sa place n’est pas dans la quiétude des univers tout faits, si accueillants et si harmonieux soient-ils qu’ils aient été agencés par ses propres mains, ou par ceux de ses devanciers. D’autres tâches déjà l’appelant sur de nouveaux chantiers, sous la poussée impérieuse de besoins qu’il est peut-être le seul à sentir clairement, ou (plus souvent encore) en devançant des besoins qu’il est le seul a pressentir. Sa place est au grand air. Il est l’ami du vent et ne craint point d’être seul à la tâche, pendant des mois et des années et, s’il le faut, pendant une vie entière, s’il ne vient à la rescousse une relève bienvenue. Il n’a que deux mains comme tout le monde, c’est sûr -mais deux mains qui à chaque moment devinent ce qu’elles ont à faire, qui ne répugnent ni aux plus grosses besognes, ni aux plus délicates, et qui jamais ne se lassent de faire et de refaire connaissance de ces choses innombrables qui les appellent sans cesse à les connaître. Deux mains c’est peu, peut-être, car le Monde est infini. Jamais elles ne l’épuiseront ! Et pourtant, deux mains, c’est beaucoup. . .

Extrait de Récoltes et semailles, par Alexandre Grotendieck, pp. 38-39. Dans son message du 3 janvier 2010, il autorise la reproduction de citations de quelques lignes chacune.

Pour en savoir plus sur Alexandre Grothendieck, voir ce billet qui présente plusieurs références de base.

Bonus: un texte du physicien Jean-Marc Lévy-Leblond sur les beautés de la science

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