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Dans mes randonnées aux quatre coins des États-Unis depuis des années, j’ai croisé et photographié un alligator, une baleine morte, quantité de tortues et de chevreuils. À présent, j'ai croisé un ours. Mais que je n’ai pas photographié.

Tandis que je commençais à écrire ce billet, j’ai trouvé la coïncidence étonnante entre cette rencontre inopinée et le livre que j’étais en train de lire. Mais avec le recul, elle n’est plus étonnante du tout. Le livre : A Walk in the Woods , récit d’une randonnée sur le Sentier appalachien publié en 1998 par l’auteur britannique d’origine américaine Bill Bryson. Outre que son style est hilarant —le livre est déjà un classique de la littérature de voyage américaine— son chapitre «pré-Sentier» sur sa peur des ours est un modèle de vulgarisation: réussir à nous faire comprendre combien cette peur est irrationnelle —dans toute l’Amérique du Nord, 23 humains tués par des ours entre 1900 et 1980— tout en passant en revue une littérature qui conclut que si on rencontre un ours... les experts se contredisent du tout au tout sur la stratégie à suivre!

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Pour repousser un ours noir agressif, Herrero suggère de faire beaucoup de bruit, taper sur des pots et des casseroles, lancer des bâtons et des roches, et de «courir vers l’ours» (Oui, bien sûr. Après vous, professeur).

Je suis plutôt cycliste que randonneur, donc mes chances d’en rencontrer un étaient généralement proches du zéro absolu. Mais la semaine dernière, ma route allait croiser plusieurs sentiers de randonnée des montagnes Blanches du New Hampshire; ce qui m’avait donné le goût de prendre quelques heures pour laisser le vélo et en marcher un. Ça tombait bien, le sentier du Ruisseau du fracas ( Rattle River Trail ), qui croisait la route 2 à moins de 10 km de la petite ville de Gorham, faisait justement partie du Sentier appalachien (photo). Après une grimpette de 1,7 mille le long du ruisseau en cascades, se trouvait un abri, selon ce qu’annonçait le petit panneau. Objectif facile.

Et elle était là. Noire et poilue, peu corpulente —donc, une femelle. J’étais presque rendu à l’abri, que je n’ai jamais vu, mais je l’ai vue, elle, et elle m’a vu. Elle avait les quatre pattes sur le sentier, à 20 ou 30 mètres devant, légèrement en surplomb, me présentant son flanc gauche.

Sur le coup, j’aurais dit qu’elle était plus curieuse de me voir que surprise. Pas une once d’agressivité apparente, mais je n’ai pas pris le temps de l’interviewer. J’ai fait un pas en arrière et suis redescendu. Parmi toutes les instructions contradictoires dont se moquait Bryson, seule celle du panneau à l’entrée du sentier s’est imposée dans ma tête : « rappelez-vous que vous êtes sur leur territoire ».

J’étais en même temps convaincu de ne courir aucun danger : elle m’avait sûrement flairé longtemps avant de me voir —les ours ont une vision médiocre mais un excellent odorat— et on n’était qu’à deux kilomètres du petit stationnement où se trouvaient trois voitures lorsque j’avais laissé mon vélo. En montant, j’avais croisé un autre randonneur. Qui plus est, on n’était pas très loin du Mont Washington, et c'était le 22 juillet: en plein coeur des vacances d’été, comme j'allais pouvoir l'observer, une heure plus tard, chez les clients du White Mountain Cafe de Gorham, tous habillés pour la randonnée ou le vélo.

Bref, tout ça pour dire qu’à ce moment de l’année, il doit y avoir quantité de randonneurs du dimanche sur ce sentier et sur les autres sentiers de la région.

Ralph, le randonneur que j’avais croisé en montant —et qui marchait, lui, depuis plusieurs jours— était toujours au stationnement lorsque j’y suis revenu, confortablement assis sur la barrière en train de grignoter un biscuit. Je lui raconte mon ourse : il semble déçu de l’avoir manquée! Et il confirme ma première impression : autour de cet abri que je n’ai pas vu, il y avait des restes de nourriture laissés par d’autres randonneurs. De toute évidence, l’ourse est une habituée : elle a appris à tolérer une certaine proximité avec ces humains, bestioles étranges mais fort utiles.

Il se trouve que deux jours plus tard, Bryson me confirmera lui aussi la chose. Lorsque j'arrive au chapitre 7, il raconte combien les ours, dans les parcs nationaux du sud-est des États-Unis, ont non seulement appris à tolérer les humains, mais combien les humains ont du coup développé des habitudes incroyablement stupides. Dans l’extrait qui suit, l’anecdote du miel n’est peut-être pas authentique; mais considérant l’imagination dont font preuve certains de nos compatriotes pour gagner des Prix Darwin, il ne serait pas étonnant qu’elle le soit :

Des gens qui répandent de la nourriture sur des tables à pique-nique puis retraitent un peu (....) pour aller chercher leurs caméras vidéo lorsque le bon vieux M. Ours arrive et grimpe sur la table et commence à dévorer leur salade de patates et leur gâteau au chocolat. Puisque l’ours n’a pas d’objections à se faire filmer et en plus, semble indifférent à cette audience, assez souvent, certains cinglés vont approcher et essayer de le toucher ou de le nourrir avec un petit gâteau (cupcake). Il y a un cas au dossier d’une femme répandant du miel sur les doigts de son enfant afin que l’ours vienne le lécher pour la caméra vidéo. N’ayant pas compris ce qu’il devait faire, l’ours a mangé la main de l’enfant.

Bon, j’admet, je suis un gars de la ville et je m’assume pleinement dans ce texte. Pour moi, jusqu’à maintenant, les ours avaient toujours été cantonnés à deux endroits : des forêts reculées où leur territoire croise occasionnellement celui des campeurs —d’où le truc de suspendre sa nourriture à un arbre à l’écart— et la cour arrière de maisons de banlieues éloignées, la nuit, où ils n’ont pas conscience que des humains les observent avec frayeur de l’autre côté de leur porte patio. Mais qu’un ours puisse commencer à développer certains traits communs avec les écureuils urbains qui attendent de nous qu’on leur apporte leur déjeuner? Eh ben.

Avoir su, j’aurais —peut-être—pris deux secondes pour sortir le téléphone de ma poche et prendre une photo. Mais ne comptez pas sur moi pour apporter des tartines au miel la prochaine fois.

Je donne