conrad_kirouac_avec_chardon_de_mingan_en_1928.jpg
En diffusant des photos pour la plupart inédites de Conrad Kirouac, alias le frère Marie-Victorin (1885-1944), les archives de l’Université de Montréal/> ont mis en vedette, au début de l’été, l’un des grands hommes de science du 20e siècle au Canada. L’auteur de la Flore laurentienne a donné à la végétation indigène un élan de modernité qui a contribué à la culture scientifique des Québécois, rappelait le conservateur de l’herbier Marie-Victorin, Luc Brouillet, au micro de Yanick Villedieu durant l’émission hommage à ce livre historique diffusée en mars dernier à l’occasion du 80e anniversaire de la parution de l’ouvrage. Au chanoine Lionel Groulx qui vante « Notre maître le passé », Marie-Victorin répond qu’« il ne faut pas être dupe du passé », rappelle Yves Gingras dans le document de Radio-Canada.

Le botaniste en appelait à une science expérimentale moderne, désintéressée, et contribuera beaucoup à son essor de diverses façons – il a notamment fondé l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences et le Jardin botanique de Montréal, l’un des plus importants du genre au monde encore de nos jours. On peut dire que la science québécoise a un grand Frère.

Abonnez-vous à notre infolettre!

Pour ne rien rater de l'actualité scientifique et tout savoir sur nos efforts pour lutter contre les fausses nouvelles et la désinformation!

La Flore laurentienne, publiée initialement en 1935 par l’Institut des frères des écoles chrétiennes, va changer les façons de diffuser le savoir au pays. Acclamée internationalement, cette somme renferme dans ses 917 pages plus de 2 800 illustrations signées « Frère Alexandre ». L’auteur a mis 30 ans à en rédiger les notices. Il s’agit, selon Pierre Dansereau, d’une « œuvre maîtresse de l’Occident entre-deux-guerres (1919-1939). Aucune publication analogue ne s’élève alors aussi bien hors de la sécheresse des nomenclatures et des descriptions encyclopédiques ».

Écologiste avant l’heure, Marie-Victorin décrit dans ce traité les végétaux à l’intérieur de leur contexte écosystémique. Il appuie les approches de développement durable, notamment en matière d’exploitation forestière. Sa vocation religieuse donne une dimension spirituelle à ses observations. Dès l’introduction, il cite la Bible qui enjoint le croyant à porter un regard sur les lys des champs.

Partout, le vocabulaire est riche et soigné. Voici un exemple parmi d’autres, pris au hasard, au sujet du caryer ovale (Carya ovata), à la page 160 :

« L’arbre produit au printemps les plus beaux bourgeons que l’on puisse voir : grands, dorés, veloutés; les écailles foliacées qui les recouvrent s’épanouissent comme les sépales d’une fleur, laissant ensuite les feuilles réclinées se déployer comme des mains qui s’ouvrent. L’amande est délicieuse, mais difficile à extraire. Un arbre isolé peut produire, tous les deux ans, de deux à trois boisseaux de noix. Les Écureuils et les Tamias rassemblent à l’automne, sous les feuilles mortes, les noix encore recouvertes de leur brou, en groupes de quinze ou vingt. Ces Rongeurs favorisent la reproduction du Caryer ovale en éloignant les fruits de l’ombre de l’arbre, et en les enfouissant dans l’humus ou les fentes des pierres. »

Quelle musique! Cet ouvrage aura une carrière remarquable puisqu’il continue d’être régulièrement réimprimé, 80 ans plus tard. Les droits appartiennent aujourd’hui à Chenelière, mais vous pouvez tricher en le téléchargeant gratuitement.

Personnage énigmatique (il a entretenu une correspondance érotique avec une de ses assistantes, Marcelle Gauvreau, et ses vœux de pauvreté ne l’ont pas empêché de jouir de sa fortune familiale), Marie-Victorin a été extrêmement productif, laissant après son accident d’auto mortel, en 1944, une œuvre monumentale : articles et livres scientifiques, mais aussi récits de voyage, conférences et communications à la radio.

À ajouter à ses talents : son œil photographique. Ce qui frappe le plus dans l’exposition Récolter pour la science, lancée par les archives universitaires en collaboration avec l’Institut de recherche en biologie végétale, c’est en effet la qualité esthétique des images produites sur une trentaine d’années. Bien avant l’invention du procédé Kodacolor, le frère utilise des plaques de verre émulsionnées et coloriées à la main. Destinées à des projections pendant ses cours, ces photos montrent la plante dans son environnement immédiat, de façon à bien comprendre son écologie. Un des trésors de cette expo est une photo du futur cinéaste Claude Jutra dans un bosquet d’asclépiades, truelle à la main. Comme il est d’usage pour un bon scientifique, le photographe installe des personnes ou des objets à sa disposition (par exemple, un chapeau), pour donner une idée de la taille de ses végétaux. Avec nos yeux d’aujourd’hui, ces compositions révèlent un maître de l’objectif.

Autre élément qui en fait un personnage atypique : son code vestimentaire. Plusieurs photos le montrent en pleine brousse, bottes aux pieds... et soigneusement cravaté.

Mathieu-Robert Sauvé

Je donne