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Le 30 novembre 2000, le psychiatre David Healy, spécialiste de l’histoire de la psychiatrie, réputé pour ces travaux sur les psychotropes - plus précisément sur une classe spécifique de ces psychotropes, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS ou en anglais SSRI) - donne une conférence au Centre de toxicomanie et de santé mentale (CAMH) de l’Université de Toronto pour lequel il vient d’accepter un contrat d’embauche comme directeur clinique d’un de ses programmes (Mood and Anxiety Disorders program).

Au cours de cette conférence, Psychopharmacology and the government of the self, le professeur ne mâche pas ses mots et défend – comme il l’a déjà fait auparavant – que le Prozac et les SSRI peuvent conduire au suicide:

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"I happen to believe that Prozac and other SSRIs can lead to suicide. These drugs may have been responsible for 1 death for every day that "Prozac" has been on the market in North America. (…) there has not been a single piece of research carried out to answer the questions of whether "Prozac" does cause suicide or not. Designed yes, carried out - no."

Dès le 3 décembre, et alors qu’il transite vers l’Université Cornell puis vers Paris pour donner la même conférence, David Healy reçoit des courriels de David S. Goldbloom, psychiatre et médecin chef du CAMH, qui sollicitent de façon pressante une discussion téléphonique.

Nous sommes à la fin de l’année 2000 ; si le bug mondial de ce nouveau millénaire n’a pas eu lieu, les individus ne sont pas aussi immédiatement saisissables par la communication qu’ils ne le sont aujourd’hui ; on ne réussit donc pas à fixer de rendez-vous téléphonique, en tout cas pas assez rapidement au regard de l’urgence de la situation qu’on pressent dans l’insistance des messages.

Ainsi, le 7 décembre, David Healy reçoit finalement ce courriel de David Goldbloom :

It is with regret that I am advising you that the Centre has decided to withdraw its offer of a position as Clinical Director of the Mood and Anxiety Disorders program. I know that you have considered this position carefully and invested your time and energy into exploring this opportunity at a personal, familial, and professional level.

The decision we have made to rescind the offer follows extensive discussion and consensus within the Centre and the University. Essentially, we believe that it is not a good fit between you and the role as leader of an academic program in mood and anxiety disorders at the Centre and in relation to the University.

This view was solidified by your recent appearance at the Centre in the context of an academic lecture. While you are held in high regard as a scholar of the history of modern psychiatry, we do not feel your approach is compatible with the goals for development of the academic and clinical resource that we have.

David Healy vient de se faire « désembaucher ». Nous ne rentrerons pas ici dans les détails de cette affaire (qu’il est possible d’explorer sur ce site mis sur pied par Bruce Charlton), mais il faut néanmoins en dégager quelques points pour saisir les enjeux qui nous intéressent ici :

• Dans sa conférence du 30 novembre 2000, Healy vise spécifiquement la fluoxétine qui est ce ISRS que la compagnie Eli Lilly a commercialisé sous le nom de Prozac en 1986. Il se trouve que la même compagnie finance le CAMH qui a offert au début de l’année 2000 une position à David Healy.

• Peu de temps après cette offre mais quelques mois avant la conférence qui va lui valoir d’être éconduit, un article de Healy est publié dans le numéro de mars 2000 du Hastings Center Reports imputant au Prozac le risque d’induire le suicide. Ça n’est pas la première fois que le psychiatre défend cette position. Il a publié, depuis les années 90, plusieurs articles qui tiennent la même ligne dans des revues peer-reviewed. Aucune de ces publications n’a fait l’objet de poursuites judiciaires de la part de Lilly. Il est difficile d’imaginer que les autorités de l’Université de Toronto et celles du CMAH n’aient pas eu connaissance de ces travaux.

• Dans la foulée de la parution de ce numéro du Hastings Center Reports, Lilly avait annulé le financement qu’il octroyait au Centre Hastings en référant explicitement à ce numéro comme raison de son retrait.

Il apparait dans la correspondance qui a circulé suite à l’annonce de la désembauche de Healy du CMAH, que la compagnie Lilly n’a pas eu besoin d’intervenir pour se débarrasser de David Healy. Le silence de la compagnie dans cette affaire est même notable. Le CMAH a reculé, précédant toute intervention de la part de Lilly et le litige juridique s’est joué entre le Centre et Healy, ce dernier poursuivant le premier pour rupture de contrat. L’affaire va finalement se régler à l’amiable avec la nomination de Healy comme professeur invité (Visiting Professor) à la Faculté de médecine de l’Université de Toronto.

C’est autour de ce pouvoir qui avance masqué et de ces dynamiques de conflits d’intérêts que le chercheur Marc-André Gagnon a récemment travaillé en se penchant sur les différentes modalités de captures que les compagnies pharmaceutiques mettent en place pour conditionner la diffusion massive et la réception de leurs produits - "Shaping the social determinants of value through economic ghostmanagement: an institutionalist approach to capital accumulation" (à paraître).

C’est tout un programme de sélection des recherches, de contrôle et neutralisation de leurs résultats (quand ils sont négatifs), d’influence et d’intimidation des chercheurs qui est mis en place avec une force d’opération contre laquelle il est difficile de lutter : ça n’est pas tant des équipes de marketing chargées de l’image des produits, que des armadas de recherchistes, enquêteurs, éditeurs, journalistes scientifiques et autres ghost writers qui maillent le terrain de la publication scientifique et de son impact, en influant aussi sur les habitudes de prescription des médecins, relais cruciaux de cette économie.

Marc-André Gagnon décrit le modèle d’affaire qui s’est saisit de la prescription médicale selon des modalités pernicieuses : les compagnies pharmaceutiques ont en effet détourné à leur profit jusqu’aux outils les plus scientifiques que la recherche médicale a mis sur pied, parmi lesquels l’Evidence Based Medicine. Cette « capture » vient mettre en crise la recherche clinique actuelle en introduisant le doute quant à sa manipulation, recherche qui se trouve à être encore très mal outillée pour questionner les données politiques de sa propre production et développer réflexivement des anticorps efficaces.

L’industrie pharmaceutique participe au financement des essais cliniques qui sont opérés sur leurs molécules et produits ; si elle n’influence pas directement les résultats de ces essais, elle opère un contrôle strict de leur diffusion et publication au moyen d’un dispositif serré : ainsi la publication des recherches qui aboutissent à des résultats positifs sur le produits est systématiquement soutenue afin de créer une masse critique d’articles venant consolider la crédibilité du produit (voir encadré).

Certains recours collectif qui aboutissent en cour [6] ont permis de révéler des documents internes de compagnies pharmaceutiques dévoilant des pratiques d’intimidation visant à « neutraliser » ou « discréditer » les chercheurs dont les résultats s’avèreraient critiques pour leur produit (c’est notamment le cas de la compagnie Merck autour du Vioxx, produit qui a été retiré du marché).

Les grandes revues médicales se trouvent au cœur du dispositif et se trouvent souvent en situation de conflits d’intérêt patents. Les pratiques de ghost writing sont également monnaies courantes ; des Medical Writing Agencies rédigent des articles à partir d’essais cliniques et les soumettent à l’évaluation des médecins en leur proposant de les signer.

Si le protocole est rigoureux, pourquoi se priver d’une ligne de publication à ajouter à son CV ? Mais le contrôle ne s’arrête pas là et encadre également la façon dont ces résultats scientifiques sont transmis auprès des médecins qui prescrivent les produits testés : les représentants des compagnies sont en contact constants avec les médecins et leurs « leaders d’opinion », à savoir ceux d’entre eux qui forment les confrères durant des meetings commandités par l’industrie et qui sont soigneusement sélectionnés en fonction de leur facteur d’impact sur les taux de prescription.

L’EBM semble donc devenu un champ de batailles dans lequel on observe la mainmise d’importantes stratégies corporatives déployées à chaque étape de cette économie de la connaissance dont il est difficile de se déprendre tant les moyens investis sont à la fois puissants et diffus.

Nous voudrions mettre en parallèle l’analyse de Marc-André Gagnon avec un article paru en 2014 dans le British Medical Journal (BMJ), dans lequel Trish Greenhalgh et plusieurs autres membres de l’Evidence Based Medicine Renaissance Group reviennent sur les 20 dernières années de ce courant qui devait révolutionner la pratique médicale et son enseignement.

L’EBM assumait alors l’ambition de vouloir déloger les fondements « douteux » de la pratique clinique : la tradition, les anecdotes et les raisonnements théoriques souvent peu réinterrogés, laisseraient leur place aux données probantes solides, scientifiquement testées dans des essais cliniques rigoureux. Une nouvelle ère s’ouvrait pour les sciences médicales permettant d’assurer une connexion directe entre la connaissance scientifique et la pratique clinique.

En dépit de succès et d’améliorations indéniables, des critiques sévères se saisissent depuis plusieurs années de l’EBM et en contestent les gains. Trish Greenhalgh et ses collègues reviennent sur ces critiques et dressent un tableau non complaisant de ce qui a effectivement pu dévoyer autant l’enthousiasme et les bonnes intentions que la praticabilité de cette méthodologie. Cependant, et sans doute du fait de leur statut de cliniciens, les auteurs ont aussi a cœur d’élaborer une issue possible qui s’appuie sur leur critique aussi virulente soit-elle.

Leur analyse rejoint largement celle de Gagnon quant au premier grief concernant l’EBM : ils reconnaissent qu’a bel et bien été opérée une capture de la recherche scientifique médicale (et par conséquent de l’EBM) par des intérêts puissants qui détournent à leur profit cette « quality mark », capture qui s’opère à plusieurs niveaux comme le décrit le travail de Gagnon. Les compagnies pharmaceutiques définissent en effet ce qui compte à la fois comme maladies et comme risques et conditionnent complètement la recherche au marché qu’elles y associent.

Le deuxième problème majeur que repèrent Greenhalgh et ses collègues tient à la suraccumulation de données ; ils rapportent dans leur papier les résultats d’un audit conduit en 2015 dans un hôpital autour de 18 patients dont les cas engageaient 44 diagnostiques et qui potentiellement référaient à 3679 pages de national guidelines soit la bagatelle de 122 heures de lecture.

Tâche sysiphienne qui finit par paralyser la possibilité clinique de se saisir de ces connaissances, la surproductivité scientifique devenant ainsi un pharmakon dangereux : trop de données tue les données. Comme Gagnon, ils relèvent également une forme de stagnation de l’innovation clinique ; le gros des améliorations permises par l’EBM a été récolté et on travaille désormais sur une frange souvent non nécessaire de ces avancées. Ce que l’analyse de Greenhalgh et ses confères révèle c’est qu’il y a un amalgame opéré entre ce qui serait des effets statistiquement significatifs de certains produits et les gains cliniques nécessaires ou même souhaitables qu’ils comporteraient.

Or, dans un champ thérapeutique largement saturé et très concurrentiel, les gains se trouvent à être systématiquement surestimés pour faire mousser la mise en marché d’un traitement. Ce glissement du gain clinique réel vers l’effet statistiquement significatif s’accompagne d’un déplacement de l’attention clinique du patient vers un groupe cible et d’une fin (son bien-être) vers la systématisation large des moyens supposés l’atteindre. C’est ainsi toute la relation entre patient et clinicien qui est soumise à des normes laissant peu de place à l’expertise clinique. Par ailleurs, l’EBM se trouve à être un outil très mal adapté à la multimorbidité, celle-ci brouillant justement l’application de mesures normées qui oblitèrent la singularité du patient.

En dépit de l’acuité de leur critique, Greenhahgh et al. estiment qu’il est possible de remettre l’EBM dans le droit chemin – position qui porte d’autant plus qu’elle s’adosse à une critique authentique – et défendent un retour à la Real evidence base medicine.

Bien qu’ils ne s’attachent pas en détail sur les modalités d’implantation de cette EBM « nouvelle formule » (et l’on sait que la prise en compte des données probantes dans la pratique reste le cœur névralgique du transfert des connaissance), ils préconisent au moins deux pistes :

- la première consistant à travailler à partir de données individualisées (pour recentrer le soin sur le patient), données à la production desquelles le patient devrait être plus activement impliqué;

- la seconde place l’éthique du soin au centre des priorités de cette real EBM pour permettre aux cliniciens d’entretenir, dans le cadre de leur relation au patient, une distance plus vigilante par rapport à la norme statistique et de laisser ainsi plus de place dans leur pratique thérapeutique à des questions éthiques essentielles, envisagées dans leur cadre singulier : trouver pour tel patient ce que seraient les bases d’une bonne vie et accepter d’en discuter autant les conditions que les limites.

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