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Ce n’est pas d’hier que des philosophes des sciences cognitives comme Andy Clark disent que nos capacités cognitives ne sont pas situées que « dans notre tête »; elles « fuient » littéralement dans notre environnement. C’est l’idée de la « cognition étendue » que Clark et d’autres ont lancé dans les années 1990 et dont le degré d’étendu, si l’on peut dire, continue aujourd’hui d’être débattu.

Il est en en effet assez facile de s’entendre par exemple sur le fait que notre mémoire de travail est limitée et qu’il est plus facile de calculer 359 x 492 avec un papier et un crayon que mentalement. Ce faisant, on externalise (« offload », en anglais) dans notre environnement une partie du processus cognitif. Notre cerveau pouvant se référer de manière directe et fiable à ce qu’il y a sur la feuille, le calcul qu’on y a fait est généralement accepté comme faisant partie de notre cognition.

Le grand physicien Richard Feynman, à qui quelqu’un faisait remarquer qu’il avait laissé sur des feuilles des traces de ses calculs, avait d’ailleurs rétorqué : ce n’est pas des traces, C’EST mon travail de calcul (« No, it’s not a record, not really, it’s working. You have to work on paper and this is the paper. Okay ? »).

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Par ailleurs, c’est certain que lorsqu’on pousse le concept un peu plus loin, cela peut devenir moins évident. Si l’on prend les téléphones intelligents d’aujourd’hui, on peut admettre qu'ils peuvent faire partie de notre cognition, du moins pour les personnes qui les utilisent constamment (pour se localiser, joindre quelqu’un, obtenir une info sur un resto, une date historique, etc.). Certaines personnes se considèrent même dépendantes de leur appareil (voir l’étude dont on va parler plus bas), ce qui donne une idée de la place centrale qu'il occupe dans leur vie cognitive.

Mais jusqu’où peut-on aller pour élargir ainsi notre cognition ? Imaginez un site web que vous visitez souvent parce qu’il vous est très utile. Quand il est en train d’être mis à jour, est-on en train de jouer dans votre esprit ? Autrement dit, jusqu’où mettre la ligne de démarcation entre ce qui, dans notre environnement, sur ce qui peut faire partie de notre cognition ? Jusqu’à l’air qu’on respire ? Après tout, elle nous permet de rester en vie et ainsi d’accomplir nos processus cognitifs… Jusqu’au soleil ? Il permet bien la photosynthèse des plantes, lesquelles sont aussi à la base de notre survie, parce qu’on s’en nourrit directement ou indirectement (en mangeant d’autres animaux qui ont mangé des plantes). On le voit, ça peut aller loin. Parfois même un peu trop loin...

Des gens comme Andy Clark proposent une solution possible à cette dérive en disant que si une action sur une partie du monde était faite dans notre tête, et qu’elle était alors reconnue sans hésitation comme une tâche cognitive, alors cette partie du monde fait partie du processus cognitif. Je vous laisse tenter de faire la part des choses à partir de ce critère… Mais d’ici à ce que vous vous soyez « fait une tête » là-dessus, comme on dit, je vous soumets une expérience récente aux ambitions plus modestes, mais dont les résultats laissent quand même songeur.

Intitulée « Brain Drain: The Mere Presence of One’s Own Smartphone Reduces Available Cognitive Capacity”, cette étude publiée en avril dernier par Adrian Ward et ses collègues suggère que les capacités cognitives des gens qui ont un téléphone intelligent peuvent être affectées à la baisse par le seul fait de savoir que leur téléphone est accessible à portée de la main.

Les sujets (près de 800) étaient tous des utilisateurs de téléphone intelligent. On leur faisait passer une série de tests exigeant une grande concentration pour avoir de bons résultats. Dans une première expérience, les gens étaient divisés en trois groupes : les sujets du premier mettaient leur téléphone sur la table devant eux, face vers le bas ; ceux du second gardaient leur téléphone dans leur poche ou leur sac ; et ceux du troisième laissaient le téléphone dans une autre pièce.

Les résultats montrent que les sujets ayant laissé leur téléphone dans une autre pièce ont eu des résultats significativement meilleurs que ceux qui avaient leur téléphone devant eux sur la table, et des résultats légèrement meilleurs que ceux ayant leur téléphone dans leur poche ou dans leur sac.

Dans un deuxième temps, on a aussi considéré les résultats aux mêmes tests selon le degré de dépendance que les sujets s’attribuaient par rapport à leur téléphone. Et sans surprise, ceux qui se disaient plus dépendants ont eu de moins bons résultats que ceux qui l’étaient moins, mais seulement lorsque leur téléphone était sur la table, dans leur poche ou dans leur sac.

On peut discerner une bonne et une mauvaise nouvelle dans ces résultats, il me semble. La mauvaise, c’est que peu importe si le téléphone était ouvert ou fermé, face contre la table ou face vers le haut sur la table, sa seule proximité (et donc son éventuelle accessibilité) suffisait à réduire les capacités cognitives de leur propriétaire. L’explication proposée du phénomène est que même si l’on n’est pas consciemment en train de se préoccuper des messages qui pourraient arriver sur son téléphone, le seul fait de l’avoir pas loin oblige les utilisateurs à faire des efforts inconscients pour inhiber le désir d’aller jeter un coup d’œil au téléphone, et cela utilise certaines de nos ressources cognitives qui, comme on le sait, sont limitées.

La bonne nouvelle réside peut-être dans le résultat de la deuxième expérience qui montre que lorsque le téléphone est dans une autre pièce, les gens les plus dépendants ont des résultats comparables aux gens moins dépendants de leur téléphone. Si, donc, vous vous considérez un peu trop dépendant de votre téléphone et vous voulez vous libérer un peu plus l’esprit durant l’été, l’idée de ne pas l’avoir toujours sur vous est sans doute une bonne chose…

Et pour revenir sur la question de la cognition étendue, ce que nous apprend cette expérience, c’est peut-être qu’il y a un prix à payer pour étendre notre cognition à ces petits appareils formidablement puissants. Comme si un peu de notre espace cognitif servait à créer le lien avec ces outils externes, et que ça en faisait un peu moins pour cogiter certaines choses « à l'interne ». Un peu comme les énormes avantages de l’avènement de l’écriture qui nous ont sans doute fait perdre certaines capacités mnésiques propres aux traditions orales préhistoriques.

L’évolution se poursuit ainsi, peut-être moins par des pressions sélectives ayant des effets directs sur notre survie comme jadis, mais un peu plus par des interactions avec les outils que nous avons créés et qui influencent notre cognition et donc notre biologie.

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