Varela et Cie

Ayant maintenant terminé ma série de billets publiés les mardis sur mes cours à l'Université du troisième âge donnés cet automne, je reprends aujourd'hui mes publications sur divers sujets. Mais je vais dorénavant, pour diverses raisons trop longues à expliquer ici, continuer à les mettre en ligne le mardi (au lieu du traditionnel lundi).

Je voudrais donc dire quelques mots cette semaine sur le rôle social de la science. En particulier sur l’implication politique des scientifiques (et des journalistes scientifiques) sur les enjeux sociaux d’importance. Que peuvent-ils et que doivent-ils dire ? Et quand le dire ? Tout le temps ? Particulièrement lors d’une campagne électorale ? Au point d’appuyer ouvertement un parti et pas un autre ?

Je vous donne mon humble avis là-dessus à la fin de ce billet. Mais d’abord, deux beaux hasards survenus tout récemment et qui éclairent ma position.

Le premier est un numéro spécial de la revue Constructivist Foundations paru la semaine dernière et entièrement consacré à des aspects négligés de l’œuvre de Francisco Varela (“Missing the Woods for the Trees : Neglected Aspects of Francisco Varela’s Work”). La forme de ce numéro est l’une des plus stimulantes en science, c’est-à-dire une série d’articles principaux (ou « Target Article », au nombre de 7 ici) suivis chacun d’une série de commentaires écrits par des collègues du domaine (les « Open Peer Commentaries »).

Dans leur éditorial, Sebastjan Vörös et Alexander Riegler appellent à reconsidérer plusieurs contributions scientifiques de ce penseur important des sciences cognitives contemporaines que fut Francisco Varela (1946-2001). D’une part, parce que plusieurs de celles-ci, comme l'énaction, ont vu leur sens initial ramené à quelque chose de plus « digeste » pour les programmes de recherche actuels, perdant parfois par le fait même certains de leurs aspects les plus originaux. Et d’autre part, parce que d’autres concepts mis de l’avant par Varela impliquent des reconsidérations épistémologiques ou méthodologiques très profondes et donc très dérangeantes pour la «science normale» actuelle, pour employer la formule de Thomas Kuhn. Et pour cette raison, elles ont été plus ou moins mises sous le tapis…

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Vörös et Riegler, commentant l’approche circulaire de Varela entre être et connaître (l’essence des sciences cognitives, en quelque sorte), y vont aussi de cette remarque qui résonne particulièrement bien avec le sujet annoncé d’aujourd’hui. Je vous en fais une traduction libre.

Un philosophe et/ou un scientifique ne peut plus être considéré comme un esprit désincarné engagé dans une démarche désintéressée et détachée de contemplation, mais comme un agent actif en interaction dynamique avec son entourage naturel et son monde social, et dont les pratiques épistémiques sont profondément historiques, contextuelles et pragmatiques. Par conséquent, cela signifie que connaître n’est plus seulement une activité confinée à l’intellect, mais une activité qui implique notre être entier : l’éthique et l’épistémologie vont main dans la main. »

En ce sens, l’appel de Varela (1992b) à un « désenchantement pour l’abstrait » et à un " réenchantement pour le concret " en est un pour un remodelage plus radical des communautés épistémiques contemporaines à la lumière de l’idéal ancien de la philosophie et de la science comme moyen de tendre vers " la vie bonne " (Hadot 1995).

Le second hasard a en fait un double lien avec ce dont je parle ici puisqu’il s’agit d’un commentaire d’Evan Thompson, co-auteur avec Varela de plusieurs travaux, sur sa page Facebook hier matin à propos d’un article du New York Times publié cette journée-là et intitulé : « The Climate Crisis ? It’s Capitalism, Stupid ». Thompson commentait ainsi, et je traduis encore une fois librement :

J’ai grandi en entendant un tel discours de la bouche de penseur.es visionnaires comme Donella Meadows, Gregory Bateson, John et Nancy Todd, William Irwin Thompson, Murray Bookchin, E.F. Schumacher, et bien d’autres. Ça fait du bien de l’entendre à nouveau.

J’en reviens donc au questionnement à l’origine de ce billet : que peut dire ou faire un scientifique dans certains moments politiques cruciaux pour sa communauté, voire pour l’espèce humaine ? La question s’est posée pour moi lors de la dernière campagne électorale municipale de Montréal, la ville où j’habite, lorsque j’ai écrit sur ce blogue un plaidoyer en faveur de la candidate à la mairie Valérie Plante (devenue entretemps la première mairesse de l’histoire de Montréal…).

Certains commentaires sur la page Facebook de l’Agence Science-Presse (mes billets étant aussi diffusés sur le site de l'agence), ont questionné la pertinence d’une telle prise de position sur une tribune dite scientifique. La politique ne relève-t-elle pas de l’opinion, soulevaient certains, et la science des faits ? D’où leur difficulté avec ma sortie en faveur d’une candidate et d’une « réserve » que les scientifiques devraient peut-être se garder par rapport aux partis politiques concrets. Certains admettant dans la foulée que les scientifiques peuvent, et doivent, se prononcer par ailleurs sur les grandes orientations politiques en général, celles concernant l’environnement par exemple.

J’avais alors commenté à chaud en écrivant que la science était pour moi une activité faite par une communauté d'humains (idéalement) pour des humains. Que toute personne devrait cultiver ces outils précieux pour le vivre ensemble que sont l'esprit critique et la démarche scientifique. Et que celle-ci implique de tenter d'exposer, selon cette méthode, les conclusions auxquelles on en arrive sur un enjeu donné. Et ce, en ayant bien entendu considéré le plus rigoureusement possible les conséquences des choix qui s'offrent à nous. Or les choix qu'on allait faire, au terme de cette récente campagne électorale, allaient avoir des impacts importants sur la qualité de vie, l'espérance de vie, et la vie tout court des montréalais.es. C’est cette position informée et argumentée que j’ai défendue. Parce qu'il m'apparaissait clair que la balance penchait nettement, dans ce domaine du vivant qui est le mien, en faveur du parti de Valérie Plante.

Amener sur la place publique ce que l'on sait concernant des enjeux vitaux me semble donc une activité foncièrement scientifique dans le sens où Varela la concevait : « profondément historiques, contextuelles et pragmatiques… une activité qui implique notre être entier. »

Autrement dit, je ne peux me mettre « scientifique » à ON le matin et à OFF le soir. Ce qui est parfois fatigant, je vous l’accorde, durant les campagnes électorales, mais aussi tard le soir quand on tombe par hasard sur un numéro spécial de revue avec plein de bons articles…

* * *

P.-S. : pour le plaisir des amateur.es de Daniel Dennett, cette fameuse anecdote à propos de Varela racontée ici par Vörös et Riegler :

Daniel Dennett, for instance, although more than happy to admit that Varela was a “smart man” whose “scientific work” was “very important,” is quick to add that “I’m in one sense, [Varela’s] worst enemy, because he’s a revolutionary and I’m a reformer” (in Varela 1995a: 220). The difference, Dennett feels, is that Varela sees the scientific establishment as “nonreformable,” that “everything has to start from scratch,” whereas he would like to “hold on to a great deal of what’s gone on before” (ibid.). But such an appraisal seems hardly deserved: although setting forth “a call for transforming the style and values of the research community itself,” Varela also makes it explicit that his proposal is “not a betrayal of science,” but its “necessary extension and complement” (Varela 1996a: 346f; our emphases). […] The revolutionary dimension of his proposal lies not so much in its retrospective destruction, i.e., in shunning all past epistemic practices – before us, (epistemic) deluge! –, but in its prospective expansion, i.e., in bringing science closer to our everyday lives, to the domain of our lived experience – after us, (existential) refuge!

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