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Peut-on jeter des ponts entre l'enseignant de sciences et le journaliste ? Qu'ont en commun ces deux professions et quel intérêt aurait-elles à mieux se connaître ? À partir d'une réflexion du professeur en sciences de l'éducation Marcel Thouin, conversation avec le journaliste scientifique Pascal Lapointe.

 

Marcel Thouin : En tant que formateur d’enseignants de sciences qui est également auteur d’ouvrages de médiation scientifique (appelée aussi vulgarisation scientifique), et en tant que lecteur assidu de diverses revues de médiation scientifique, j’ai souvent constaté les grandes similitudes qui existent entre le travail de l’enseignant de sciences et celui du journaliste scientifique.

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  • autant l’enseignant de sciences que le journaliste scientifique doivent tenir compte des conceptions non scientifiques des élèves ou des lecteurs auxquels ils s’adressent ;
  • il leur faut transposer le savoir savant aussi clairement que possible, en essayant d’éviter les pièges d’une dogmatisation, d’une décontextualisation ou d’une dépersonnalisation excessives ;
  • ils doivent aussi trouver le niveau de formulation approprié à l’âge et à la culture scientifique de leurs élèves ou de leurs lecteurs.

 

Et, dans les deux cas, l’une des missions essentielles de l’enseignant de sciences et du journaliste scientifique consiste à pratiquer ce que j’appelle une « médiation scientifique ouverte » qui pourrait être définie comme une médiation dont le contenant est aussi important que le contenu ; une médiation qui puisse séduire son destinataire et lui ouvrir de nouveaux horizons. C’est cette médiation scientifique ouverte que je présente dans ce texte.

Pascal Lapointe : En tant que journaliste qui a beaucoup écrit sur la vulgarisation, et dans le contexte des réflexions engagées cette année sur le journalisme scientifique, j’ai pensé que cette réflexion de Marcel Thouin pourrait être une occasion de lancer un dialogue, au bénéfice de ceux qui cherchent des zones de rencontres entre nos deux disciplines.

Pourquoi parler de zones de rencontres ? Entre autres, parce que le journalisme scientifique se porte très mal et qu’une réflexion doit se faire — pas seulement parmi les journalistes — sur ce que sera leur place dans le futur écosystème de l’information. Le journaliste doit-il se fondre parmi les communicateurs, vulgarisateurs et autres médiateurs — je n’en crois rien, mais beaucoup de scientifiques et de communicateurs le voient déjà ainsi — ou bien le journaliste présente-t-il des particularités que ces autres communicateurs, ainsi que les enseignants de science, auraient tout intérêt à défendre ? S’il doit survivre, qui financera du journalisme indépendant et de qualité, à l‘heure du tout-gratuit sur Internet ?

Quelles actions les enseignants de science pourraient-ils entreprendre ? Avant d’en arriver là, mieux comprendre en quoi les deux métiers se complètent, se sont complétés et pourraient se compléter, serait d’une grande aide.

Définition et obstacles

Marcel Thouin : On définit habituellement la médiation scientifique comme le fait d’adapter un ensemble de connaissances scientifiques et techniques de manière à les rendre accessibles à un public non spécialiste. Cependant, une telle définition décrit une mission parsemée d’embûches. Ne pourrait-on pas concevoir une médiation scientifique plus légère et plus ouverte ? Cette légèreté et cette ouverture apparenteraient la médiation à des formes de communication, comme la critique artistique, qui sont d’une grande valeur culturelle.

Examinons d’abord divers obstacles à la médiation scientifique, ainsi que quelques pistes pour les surmonter.

Un premier obstacle est lié au fait qu’il peut être abusif de parler de la « science », au singulier, et qu’il faudrait plutôt présenter chacune des disciplines comme autant de « sciences » possédant des visées et des méthodes qui leur sont propres. Ce point de vue, appliqué à la lettre, compromettrait sérieusement toute tentative de médiation, puisqu’il interdirait pratiquement tous les transferts d’une discipline à l’autre. Toutefois, le point de vue d’auteurs tels que Granger (1993) à l’effet que toutes les sciences ont en commun une « visée », qui présente certains traits fondamentaux, comme le recours à des représentations abstraites et un souci constant des critères de validation du savoir, autorise la pratique d’une médiation qui établisse des ponts entre divers domaines du savoir.

Un autre obstacle, le plus important de tous, tient au fait que les sciences sont, à priori, doublement éloignées de notre monde de tous les jours. D’une part, les sciences n’étudient pas directement le monde réel, mais plutôt des modèles, des édifices logiques, mathématiques et expérimentaux qui n’en sont que des représentations. Et d’autre part, le langage que les scientifiques utilisent généralement pour décrire ces édifices est hautement formalisé. Non seulement, par exemple, le concept de cristal des physiciens a-t-il bien peu en commun avec ce qu’il évoque pour le public, mais les matrices algébriques qui permettent de le décrire sont incompréhensibles aux personnes qui n’ont pas une solide formation en physique ou en mathématiques.

De là tout le problème de la transposition, autant dans le domaine de la médiation que de la pédagogie. Il est bien difficile de traduire, de transposer les propos des scientifiques en langage courant sans les déformer. Une médiation scientifique honnête devrait donc inciter le grand public à prendre ses distances vis-à-vis ses représentations habituelles de la réalité, et contribuer à ce qu’il abandonne, ne serait-ce qu’un moment, le rassurant « sens commun ». Une bonne connaissance des principales représentations du public facilite cette tâche.

Pascal Lapointe : La distance : c’est non seulement la meilleure façon de résumer l’acte de médiation entre le vulgarisateur et son public, mais il se trouve que c’est aussi la source la plus fréquente de mécontentement des scientifiques face aux journalistes. Trop souvent, le reproche des premiers est, non pas que le journaliste a commis une erreur factuelle, mais qu’il a trop simplifié, « tourné les coins trop ronds ».

Or, tout cours de vulgarisation commence généralement par ce rappel de base : peu importe votre sujet, vous serez confronté à des publics qui ont déjà des connaissances erronées et des croyances bien ancrées, et il faudra adapter votre travail en conséquence. Tout en évitant de donner l‘impression que vous donnez un cours, ce qui risque de faire décrocher votre public, ou que vous êtes condescendant à son égard, ce qui risque encore plus de le faire décrocher.

Les obstacles chez les scientifiques

Marcel Thouin : Bien que certains scientifiques soient d’excellents vulgarisateurs, ce n’est pas la cas de la majorité, qui n’ont habituellement pas d’intérêt particulier pour les médias et qui ne s’adressent la plupart du temps qu’à leurs pairs. Il faudrait donc rappeler aux scientifiques — et ce sont leurs collègues qui sont le mieux placés pour le faire — que la communication des procédés et des résultats de leur recherche est non seulement une exigence méthodologique qui découle de la nature même de l’activité scientifique, mais qu’elle est également une exigence éthique à l’endroit de ceux qui financent leurs recherches et qui sont toujours, en dernière analyse, monsieur et madame Tout-le-Monde.

Par ailleurs, le langage des scientifiques est souvent passablement hermétique. Difficile, par exemple, pour un généticien, de ne pas parler d’un « codon-stop U-G-A », ou pour un informaticien de ne pas parler de « bus ». Même quand les concepts que ces raccourcis décrivent sont relativement simples, les scientifiques semblent s’exprimer dans une langue étrangère. Par conséquent, la formation des scientifiques devrait comporter un volet didactique et pédagogique, qui leur permettrait de mieux jouer leur rôle de communicateurs auprès des étudiants et de la société en général. Quand les scientifiques perdent contact avec le grand public, les charlatans risquent de se faufiler entre les deux, ce dont l’engouement actuel pour l’astrologie et pour l’ésotérisme en général est une triste illustration.

Enfin, l’hyperspécialisation qui caractérise aujourd’hui tous les domaines du savoir rend difficile, pour les scientifiques, de situer l’arbre au milieu de la forêt. Par exemple, même si le scientifique peut l’avoir un peu perdu de vue, l’étude des amas de neurones que sont les ganglions cérébroïdes de la limace des mers ouvre la voie à une meilleure compréhension du fonctionnement de la mémoire et du cerveau. Il importe donc que les scientifiques acquièrent eux aussi une vaste culture générale et une vaste culture scientifique, cette dernière dans des domaines autres que leur domaine de spécialisation, ce qui leur permettrait de pouvoir situer plus facilement leurs recherches dans un contexte général.

Pascal Lapointe : Et comme si tout ce que vient d’écrire Marcel Thouin n’était déjà pas assez ardu pour les scientifiques, il faut ajouter que l’art de la vulgarisation ne se limite pas à enlever le jargon et à raccourcir un texte, comme l’imaginent trop souvent les étudiants en science qui atterrissent dans mon cours de vulgarisation.

À elle seule, la façon de structurer un texte est généralement déroutante pour un scientifique habitué au schéma introduction-développement-conclusion. Et elle est à la source de bien des malentendus entre chercheurs et vulgarisateurs, ou chercheurs et journalistes. C’est un obstacle à ne pas sous-estimer, parce que sans cette façon de « restructurer » la pensée, il n’y a pas de vulgarisation, ni de journalisme.

Les obstacles chez le grand public

Marcel Thouin : En raison de l’explosion moderne du savoir, l’écart entre les connaissances que permet d’acquérir une scolarité moyenne et les connaissances scientifiques et techniques actuelles se creuse de plus en plus. Le nombre toujours croissant de publications scientifiques spécialisées, qui dépasse actuellement les 100 000 (sans compter les publications dont l’accès est ouvert), en est une illustration frappante. Par conséquent, les principes « de l’abstrait au concret » et « penser globalement, agir localement » auraient tout intérêt à être appliqués à la médiation scientifique. En présentant d’abord des recherches appliquées, à l’échelle locale, il est plus facile d’éveiller l’intérêt du public et de susciter une ouverture à des problématiques plus abstraites et plus universelles. Un traitement personnalisé de l’information ainsi que la présentation d’une perspective historique contribuent à cet intérêt et à cette ouverture. Il serait intéressant, aussi, d’établir des liens entre des informations scientifiques et des préoccupations communes, même si ces dernières sont parfois à l’opposé des préoccupations scientifiques. Aborder par exemple des concepts de génétique par le biais de notions inspirées des jeux de hasard.

Enfin, même le public le plus éclairé a souvent, dans le domaine culturel, la même attitude de consommateur que dans le domaine matériel. Il lui faut des découvertes déterminantes, des réponses achevées qu’il puisse ajouter à la panoplie d’informations de sa culture personnelle. Le caractère souvent lent et partiel des résultats de recherche risque de l’impatienter et de le faire décrocher. Ce besoin pourrait être contourné. En science, même les questions et les problèmes ne paraissent bien posés qu’au moment où on en trouve la solution, et le savoir fermé et statique a cédé la place à une connaissance ouverte et dynamique.

Pascal Lapointe : Bon point. « Quelle application aura cette découverte » ou bien « quel impact ceci aura-t-il sur moi » est même un des critères fondamentaux par lesquels telle découverte plutôt que telle autre, se glissera jusqu’aux pages du journal ou aux manchettes du bulletin télé.

Et de fait, l’accent mis sur les « retombées » a un impact néfaste que, à leur défense, les journalistes scientifiques ont pointé assez tôt. Victor Cohn, du Washington Post, ironisait sur le fait que dans le journalisme médical, « il n’existe que deux types de reportages : nouvel espoir ou pas d’espoir ». D’autres journalistes scientifiques ont tenté d’insuffler à leurs collègues généralistes l’idée qu’à trop se centrer sur « la découverte du jour » on donne de la science une vision étriquée.

À mon avis, cette critique fait tranquillement son chemin dans les médias généralistes, mais elle se trouve coincée par un autre type de distance dont on n’a pas encore parlé dans cette conversation : le média grand public — le journal quotidien, par exemple — se nourrit de ce qui est nouveau, et bénéficie de peu de temps pour produire. Alors que le reportage qui offre une mise en contexte plutôt que de résumer une découverte, celui qui décrit un processus scientifique (la lutte contre Ebola, les hauts et les bas des traqueurs de particules élémentaires, etc.) nécessite plus de temps pour fouiller et plus d’espace pour publier : ce type de reportage se retrouve du coup plus souvent réservé aux magazines semi-spécialisés (Québec Science, New Scientist), aux sites de nouvelles semi-spécialisés (Agence Science-Presse) ou aux émissions documentaires (Découverte, Nova).

Or, les chercheurs, eux, ne voient trop souvent du journalisme que la partie qui surnage — la nouvelle spectaculaire, mais trop montée en épingle, qu’ils ont vu dans le journal du matin. Cela les conduit trop souvent à rejeter en bloc le journalisme, oubliant qu’il ne se résume pas qu’à ça.

Les obstacles chez les auteurs de médiation scientifique

Marcel Thouin : L’auteur de médiation scientifique, tout comme les scientifiques et le grand public, peut avoir tendance à couvrir les activités scientifiques qui sont les plus à la mode, ou qui sont les mieux financées, ce qui facilite sa recherche d’information. Il peut chercher également, à combattre ses propres peurs, et à privilégier, par exemple, la couverture des domaines médicaux ou nucléaires à celle de domaines plus neutres sur le plan émotif. Tout comme dans les domaines de la politique et de l’économie, les auteurs de médiation scientifique devraient être prêts à fournir l’effort supplémentaire requis pour dénicher les informations moins facilement disponibles, et devraient aussi donner la parole à des scientifiques moins connus, plus isolés, ou qui ne sont pas entièrement d’accord avec les théories ou les résultats de chercheurs qui occupent le devant de la scène médiatique. Sur ce plan, une couverture équilibrée des diverses disciplines des sciences physiques et des sciences biologiques pourrait contribuer à une plus grande neutralité.

Pascal Lapointe : J‘aimerais, à ce stade-ci de la discussion, faire une pause pour distinguer, d’un côté, les vulgarisateurs ou médiateurs, et de l’autre, les journalistes. Les premiers, du moins ceux qui sont rémunérés, sont au service d’un client : par exemple, le communicateur dans une université traitera d’abord de ce que « ses » chercheurs ont produit. Le communicateur embauché par le ministère de la Santé aura pour mission de vulgariser la vaccination contre la grippe lorsqu’une campagne de sensibilisation commence.

Ceci implique que ce communicateur n’aura pas uniquement tendance à parler de ce sujet parce qu’il est mieux financé. Ce communicateur a peut-être été embauché des mois ou des années plus tôt. S’il s’agit d’un communicateur junior, plus l’institution est grosse, et plus le choix des sujets se passe loin au-dessus de sa tête.

En comparaison, le journaliste se veut indépendant de ses sources. Il n’est donc pas obligé de traiter d’un sujet parce que l’université locale en a parlé. Il peut en effet être soumis à ce qui est dans l‘air du temps, mais un autre facteur intervient alors : le journaliste scientifique vit une grave crise depuis une trentaine d’années ; la croissance de cette profession s’est interrompue à peu près au milieu des années 1980. Depuis cette date, aux États-Unis, le nombre de pages science dans les quotidiens est passé d’une centaine à moins d’une vingtaine. Au Québec, aucun média de vulgarisation scientifique pour adultes né après 1980 n’a survécu jusqu’à aujourd’hui et la liste des magazines morts dans l’intervalle est longue (Forêt Conservation, L’Enjeu, Astronomie Québec, Info Tech, Pluie de science, etc.). En parallèle, les tarifs payés aux journalistes pigistes stagnent depuis 30 ans, et d’une enquête à l’autre, on apprend que leurs revenus moyens sont à la baisse.

Pendant ce temps, la communication d’entreprise ou institutionnelle a explosé : toutes les universités ont désormais un ou des relationnistes, de même que des centres de recherche, des organismes subventionnaires, et bien sûr des compagnies privées en R&D. La question du financement dont parle M. Thouin ne dépend donc pas tant des vulgarisateurs ou des journalistes, que des institutions qui ont choisi d’investir dans leurs services de communications.

Pour les journalistes, l’impact est indirect : les institutions les mieux financées dans notre société se retrouvent avec un avantage de poids. Non seulement peuvent-elles faire plus de bruit que leurs concurrentes désargentées, mais les journalistes scientifiques, obligés d’en faire plus en moins de temps et avec moins de moyens, sont davantage dépendants des relations publiques les plus efficaces. Ajoutez à cela que ces coupes en journalisme scientifique et dans les médias en général, signifient qu’un sujet de nature scientifique retombe souvent dans l’assiette d’un journaliste généraliste, et certains groupes d’intérêt le savent très bien. Les relationnistes du tabac jadis, et plus tard ceux du pétrole, ont su utiliser à leur avantage le fait qu’un journaliste non-spécialisé allait tomber dans le piège du « toutes les opinions se valent », s’il était confronté à un chercheur d’une université réputée prétendant que rien ne prouve l’existence d’un lien entre tabac et cancer, ou entre CO2 et réchauffement climatique.

Marcel Thouin : Les auteurs peuvent aussi être portés, mimant en cela certains journalistes de la politique, de l’économie et du fait divers, à privilégier la « grande nouvelle » et à présenter des résultats de recherches comme des indices d’une catastrophe imminente ou, à l’inverse, comme des découvertes sensationnelles aux applications merveilleuses. Les changements climatiques, par exemple, causeront l’inondation de plusieurs grandes villes et la fusion nucléaire permettra de disposer d’une énergie surabondante, à un coût minime. C’est d’ailleurs une tendance autodestructrice, parce qu’à force de crier au loup, on risque de perdre l’attention du public. Il est probablement inévitable que la médiation scientifique participe à la tendance lourde d’une transformation généralisée de l’information en produit marchand, mais il devrait quand même être possible d’en éviter les travers les plus criants.

Pascal Lapointe : C’est un travers effectivement néfaste, et qui, lui, n’est pas expliqué que par la crise des médias, puisque c’est la nature même des médias que de chercher l’élément « nouveau ».

Le déluge d’informations qui nous assaille quotidiennement a en effet pour résultat que la majorité des citoyens, y compris les scientifiques, recherchent prioritairement ce qu’il y a de neuf — que ce « neuf » soit un fait entièrement nouveau ou un angle original à une conjoncture déjà connue. Du coup, il est inévitable qu’une partie de l’information scientifique, même dans des magazines comme le New Scientist ou le Scientific American, soit constituée de découvertes ou de « nouvelles » qui attirent l’attention. Pour les médias les plus sensationnalistes, cela se traduit par une tendance à tirer la sonnette d’alarme sur tout et sur rien. Mais même les médias les plus sérieux ne peuvent faire abstraction du fait que leurs lecteurs ou téléspectateurs ne seront pas attirés par « ce soir, nous allons vous reparler de la même chose dont nous vous parlions hier soir… »

Cela étant dit, on est tous d’accord que, dans le contexte spécifique de l’information scientifique, ce travers pose problème. Et les journalistes et professeurs de journalisme qui dénoncent ce travers, pourraient grandement bénéficier d’une aide de chercheurs transformés en citoyens socialement engagés.

Comment les chercheurs pourraient-ils aider tout en servant leurs intérêts ? Il leur suffit d’abord de se rappeler que les médias sont sensibles aux commentaires de leurs publics. Des commentaires constructifs sur leur couverture de l’actualité, qui proposent des pistes de solution, sont lus et écoutés. Ainsi, l’encouragement à embaucher ne serait-ce qu’un journaliste scientifique (la plupart des médias n’en ont aucun) me semblerait être une demande normale de la part d’un chercheur déçu de son journal local préféré.

Mais toute piste de solution de ce genre implique des sous. Et qui dit sous, dit publicité. À titre d’exemple, si La Presse publie chaque semaine un cahier sur l’automobile, ce n’est pas parce qu’il y a une immense demande des lecteurs : c’est parce que la publicité de l’industrie est tellement abondante qu’il faut embaucher des journalistes pour, littéralement, « remplir l’espace entre les annonces ». On n’en arrivera jamais à un tel miracle avec la publicité du monde scientifique, mais il serait facile de faire un premier pas dans cette direction : à l’heure actuelle, le budget publicitaire de la communauté scientifique dans les grands médias n’est pas loin de zéro.

En conclusion, l’équation est simple : s’il y avait davantage de revenus publicitaires émanant de l’univers de la recherche, on se retrouverait avec davantage de journalistes scientifiques au Québec.

Marcel Thouin : Mais l’obstacle le plus fondamental, pour les auteurs de médiation, est la difficulté de choisir une orientation générale adéquate. En effet, si toute nouvelle scientifique est présentée, par exemple, en établissant un rapport trop direct entre la recherche et une finalité merveilleuse et si toute entreprise de médiation est présentée comme une tentative de présenter « la vérité, toute la vérité et seulement la vérité », il ne faudra pas se surprendre que le public finisse par avoir de la science une image totalement faussée. Finalement, au lieu d’adopter une visée téléologique, selon laquelle toute recherche conduit nécessairement à des applications, ou une visée vériste, selon laquelle la science est « la pure vérité », ou, pire encore, une visée scientiste, selon laquelle tous les problèmes peuvent être résolus par la science, les auteurs auraient tout intérêt à opter pour une visée critique, qui présenterait, en plus des objections de certains scientifiques, un point de vue économique, social, politique ou éthique. Il leur faudrait particulièrement veiller à ne pas devenir les responsables d’une manipulation de l’opinion publique au profit d’une idéologie et à ne pas laisser croire non plus que la science recouvre la totalité de la connaissance et de la culture humaines.

Pascal Lapointe : En journalisme scientifique, cet appel à prendre ses distances du merveilleux est commencé depuis un bout de temps. Deux études, une menée en France et une aux États-Unis, ont distingué deux époques. En gros, avant 1965–1970, un journalisme scientifique dominé par le « wow », le progrès, le merveilleux (cas-type : la conquête spatiale). Après 1970, multiplication des regards critiques : sujets environnementaux (pollution, espèces menacées, pétrole…), éthiques (nouvelles technologie de la reproduction, génétique) et sociaux (sida, sexualité, alimentation, mode de vie…).

La tendance s’est accélérée récemment dans le monde anglo-saxon avec la multiplication des enquêtes journalistiques sur les liens entre économie, politique et science (Big Shot, 2001 ; Science For Sale, 2007). Internet et les blogues ont aussi favorisé l’éclosion de rubriques telles que « science et politique » (c’est de là qu’est né Je vote pour la science à l’Agence Science-Presse) des rubriques qui auraient été impensables dans l’univers imprimé, faute de place. Quant au faux débat sur les changements climatiques, il a offert de nouvelles opportunités aux médias sérieux pour explorer le phénomène des manipulations de l’opinion publique, dans le contexte de l’information scientifique.

Bref, des journalistes qui prennent leurs distances du merveilleux, il y en a beaucoup. Mais là encore, ils souffrent d’un déficit de visibilité.

Vers une médiation scientifique ouverte

Marcel Thouin : Malgré les quelques pistes qui viennent d’être proposées, les obstacles à la médiation scientifique sont si nombreux et si fondamentaux qu’il est sans doute préférable d’abandonner l’illusion de rendre la science accessible au grand public pour viser plutôt des objectifs différents, à la fois plus humbles, et plus exaltants. Ces objectifs sont basés sur une conception à la fois « réaliste » et « non figurative » de la science. Une conception proposée par Alan Chalmers (1988). Réalisme, parce que, selon cette conception, l’activité scientifique est basée sur « l’hypothèse que le monde physique est ce qu’il est indépendamment de la connaissance que nous en avons », et non figuratif, « dans la mesure où il ne contient pas une théorie de correspondance de la vérité avec les faits ».

Selon cette conception de la science, la médiation pourrait avoir un rôle similaire à celui de la critique dans l’art contemporain.

Tout comme la critique artistique se fixe d’abord l’objectif d’éveiller l’intérêt du public envers les principales œuvres d’art contemporaines, ce qui est déjà tout un défi, la médiation scientifique pourrait d’abord se fixer comme objectif d’éveiller l’intérêt du public envers les principaux concepts et les principales théories scientifiques actuelles, ce qui est aussi un défi.

Pascal Lapointe : De fait, à côté des vulgarisateurs qui croient que leur métier sert à « traduire » les propos de « leur » chercheur, on trouve un courant d’idées plus stimulant, en particulier dans les musées et les médias, pour qui l’objectif de la vulgarisation / médiation n’est pas de transférer des connaissances, mais d’éveiller l’intérêt du public, de susciter la curiosité, un peu comme le critique d’art.

Si on adhère à cette perspective, le transfert de connaissances devient la chasse gardée de l’enseignant. La vulgarisation, elle, sert à susciter une émotion : éveiller la curiosité, donner le goût d’en savoir plus…

Je connais des communicateurs qui ont du mal à adhérer à cette façon de voir les choses. Pour eux, leur rôle est au contraire de transférer des connaissances, par exemple lors de controverses : ils veulent « élever le niveau » du public, combler un « déficit de connaissances ». A l’inverse, rien de tel chez les journalistes, qui ne se sont jamais décrits comme des éducateurs, tout au plus comme des « éveilleurs de consciences », des acteurs sociaux dont le rôle est de lancer une réflexion ou une conversation…

Marcel Thouin : La critique artistique vise également à présenter le contexte et le mode de production des œuvres. La médiation scientifique pourrait aussi se fixer les objectifs de présenter la spécificité de la méthode scientifique, et de fournir une grille d’analyse des choix sociaux et politiques qu’impliquent les applications technologiques de la science.

La critique artistique, en plus de faire une présentation des œuvres, de leur contexte et de leur mode de production, en donne aussi un commentaire personnel et nécessairement subjectif. La médiation scientifique gagnerait, elle aussi, à se fixer comme objectif de commenter l’information scientifique selon un point de vue personnel et subjectif.

La médiation scientifique pourrait donc se définir comme une forme de communication ouverte visant à présenter la connaissance scientifique et technique de façon personnelle et subjective, en précisant le contexte et le mode de production de cette connaissance. Cette définition peut conférer à la médiation scientifique un caractère d’une certaine légèreté, mais elle lui attribue également une lourde responsabilité, qui est celle, libératrice, d’ouvrir les portes de mondes insoupçonnés. La science possède de multiples facettes, incluant celles du jeu, de l’imaginaire et du fantastique qui peuvent être la source d’émerveillements, de surprises et de découvertes innombrables.

Évidemment, il faut rester réaliste. Ni l’enseignant de sciences ni le journaliste scientifique ne peuvent, en toutes circonstances, faire de la médiation scientifique ouverte.

L’enseignant doit souvent, par exemple, donner des définitions, expliquer des algorithmes de calcul, présenter une technique de laboratoire ou rappeler comment tracer certains types de graphiques. De son côté, le journaliste scientifique doit parfois présenter une nouvelle scientifique en très peu de mots, résumer une expérience au moyen d’une infographie, rappeler quelques faits de la biographie d’un scientifique ou donner des références au lecteur qui désire aller plus loin. Rien qui puisse déboucher sur de l’émerveillement ou éveiller l’imaginaire.

Pascal Lapointe : Ceci dit, il y a des ponts à jeter, et le journaliste scientifique en est probablement plus près que l’enseignant des sciences. Les journalistes réceptifs à une forme de médiation « ouverte » sont en effet beaucoup plus nombreux que la plupart des scientifiques ne l’imaginent. Les journalistes qui mettent du contexte, vont au-delà de la nouvelle percutante, sont déjà là, tout autour de nous. Le problème est que les lois du marché leur donnent peu de poids et pas rarement la visibilité qu’ils méritent.

La question devient donc : quelles actions devraient entreprendre en priorité enseignants et journalistes pour aider le type de journalisme dont ils rêvent tous les deux ?

Références

CHALMERS, Alan F. (1988), Qu’est-ce que la science ? Paris : Éditions La Découverte. ECO, Umberto (2015), L’œuvre ouverte, Paris : Collection Points essais, Éditions du Seuil. (Ouvrage d’abord publié en 1965) GRANGER, Gilles G. (1993), La Science et les sciences, Paris : Collection Que sais-je ?, PUF. KUHN, Thomas S (1983), La structure des révolutions scientifiques, Paris : Flammarion POPPER, Karl, R. (1978), La logigue de la découverte scientifique, Paris : Payot. (Ouvrage d’abord publié en 1934)

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