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Les malvoyants et les non-voyants n’ont pas accès au contenu d’un tableau, pas plus qu’aux couleurs qui le composent. L’impression 3D serait une solution pour les leur rendre accessibles. La peinture, en raison de sa bidimensionnalité, représente un défi particulier auquel les musées commencent à s’intéresser. Les nouvelles technologies offrent la possibilité de s’adresser à ce public parfois délaissé. Le projet Pellan 3D a accepté le pari et tentera d’y arriver, sous la supervision du professeur Emmanuel Château-Dutier, de l’Université de Montréal.

Les visiteurs malvoyants et non voyants ont souvent le sentiment de passer à côté de quelque chose, de ne pas saisir l’essence d’une œuvre dans sa totalité, et éprouvent généralement un besoin de proximité à la fois physique, émotionnelle et intellectuelle avec les œuvres d’art [1]. Longtemps considérés comme un non-public par les musées, ces visiteurs sont aujourd’hui inclus de manière progressive au sein de leur clientèle. Or, les musées font face à un défi de taille puisqu’ils souhaitent désormais trouver le moyen de mettre les arts visuels à leur portée.

Depuis les années 1990, les établissements muséaux ont lancé plusieurs initiatives afin de mieux adapter leur offre à ce public. Dès 1995, la Galerie tactile du Louvre ouvre et expose des moulages reproduisant fidèlement des sculptures anciennes. Grâce à ceux-ci, les personnes atteintes d’une déficience visuelle ont l’occasion d’expérimenter l’art par le toucher, ce qui est, pour elles, une manière efficace de s’approprier la culture en construisant leurs propres repères formels. Pour Élisabeth Caillet, professeure retraitée de philosophie et docteure en sciences de l’éducation à l’université Paris-I, les personnes atteintes de déficiences visuelles ne doivent pas être considérées comme étant un public à part :

L’aveugle n’est pas un public particulier à traiter, mais une disposition générale du visiteur. Ne tiendrait-on pas dans cette réflexion sur l’aveugle l’un des éléments par lesquels donner sens à une visite de musée ? Le développement de stages, conférences, et même de logiciels qui cherchent à « apprendre à voir » ne manifeste-t-il pas que nous avons tous à apprendre à voir et que le cheminement de l’aveugle est au cœur de la démarche qui nous entraîne au musée [2] ?

Cette réflexion vient donc remettre en question la catégorisation initiale des publics par le musée et explique plutôt ce changement d’attitude par l’évolution sociétale de la conception de ces groupes jusqu’à tout récemment perçus comme des non-publics.

L’art, vraiment accessible à tous ?

Cette volonté d’accroître l’accès à la culture se manifeste depuis les années 2000 dans les musées québécois et canadiens, qui adoptent des politiques d’accessibilité s’inspirant de celles établies par d’autres pays qui sont très avancés sur ces questions, la France par exemple. Le Musée des beaux-arts de Montréal souhaite, à travers le développement de son service d’éducation et d’art-thérapie, se construire autour de problématiques plus vastes que celle de l’histoire de l’art.

Cet établissement propose donc davantage d’options aux personnes malvoyantes ou non voyantes : des audioguides mains libres ainsi que des visites adaptées. Pendant ces visites adaptées, un guide décrit en détail une sélection d’œuvres à un public malvoyant ou non voyant et invite parfois ses membres à toucher des sculptures [3]. Cependant, comme dans encore beaucoup de musées, le volet tactile de cette approche se limite le plus souvent aux œuvres tridimensionnelles, c’est-à-dire aux sculptures, qui ne représentent qu’une infime partie de la production artistique. Comparativement aux possibilités offertes par les sculptures, lire une peinture par le toucher est plus complexe, puisqu’aucun volume ne permet d’en saisir le contenu.

Cette situation a pour effet de créer une distance intellectuelle entre les publics atteints d’un handicap visuel et les œuvres bidimensionnelles. L’objectif serait donc d’instaurer une médiation *qui serait plus inclusive envers ces « publics empêchés [4] », tout en offrant aux visiteurs une certaine autonomie, ce qui permettrait d’améliorer la démocratisation de l’accès à la production artistique. La médiation orale [5] ne peut, à elle seule, résoudre cette problématique d’accessibilité, alors que les technologies ouvrent vers des pistes de solutions originales.

L’impression 3D pour traduire la peinture

Depuis 2015, plusieurs initiatives ont vu le jour afin de proposer différentes lectures tactiles d’œuvres peintes grâce, entre autres, à une interprétation numérique * et à l’impression tridimensionnelle *. Parmi les cas intéressants se trouve celui du musée du Prado, à Madrid, qui, en collaboration avec l’Association espagnole pour les malvoyants, présente l’exposition « Hoy toca el Prado [6] » comprenant des versions imprimées en 3D des six plus grands chefs d’œuvre peints de cet établissement. Au Canada, le Musée canadien pour les droits de la personne (MCDP) a également eu recours à la technologie de l’impression 3D afin de permettre aux visiteurs de « voir » des photographies par le toucher [7]. En effet, l’impression 3D fonctionne par ajout de couches successives de matière et permet donc de créer des reliefs divers.

Combinant cette idée d’une reproduction en relief à une technologie sonore composée de capteurs, le musée viennois du Belvédère propose quant à lui une approche plus autonome. Des capteurs sont placés à l’arrière de la reproduction et les commentaires audio relatifs à chaque section de l’œuvre sont activés par le toucher des visiteurs [8]. Ces nombreuses avancées laissent à penser que le développement des applications de l’impression 3D n’en est qu’à son stade embryonnaire.

En dépit de toutes ces innovations, aucune solution n’aborde la problématique de la couleur, qui s’avère difficilement traduisible de manière tactile. Or, une œuvre ne peut être comprise sans traiter de sa palette chromatique, puisque cette dernière peut être caractéristique d’un mouvement artistique, en plus d’être unique à chaque artiste.

Traduire l’intraduisible ?

Comment traduire une œuvre d’art peinte, et donc bidimensionnelle, pour un public atteint de problèmes de vision ? L’intention ici n’est pas tant de traduire de manière littérale, mais plutôt de livrer une interprétation intersémiotique ouverte *, dépendant d’une double interprétation : celle du chercheur face à sa propre compréhension de l’œuvre en question et celle du visiteur qui observe le dispositif ou prototype qui lui est présenté. De surcroît, cette traduction s’inscrit directement dans la tradition culturelle qu’est la transmission du savoir [9], aussi appelée « diffusion », et qui constitue une partie importante de la mission partagée par tous les établissements muséaux. Avec l’impression 3D *, des possibilités nouvelles s’ouvrent puisqu’elle permet une certaine forme de transmutation. Grâce à son utilisation, la technique bidimensionnelle qu’est la peinture devient un outil de médiation en bas-relief imprimé en trois dimensions, sortant donc l’œuvre du continuum commun graphico-pictural * en ajoutant la dimension du volume aux données initiales.

L’aspect subjectif de la couleur pose un défi intéressant en ce sens que deux individus partagent rarement une terminologie identique pour désigner des couleurs précises. De plus, un aveugle de naissance n’aura pas les mêmes repères qu’une personne qui a perdu la vue plus tardivement au courant de sa vie. Pour qu’une œuvre peinte puisse être comprise par un public malvoyant ou non voyant, un procédé d’association des couleurs doit être combiné à une décomposition de la lecture de l’œuvre en deux segments majeurs : sa composition globale, ou plutôt les contours des éléments qui la composent, et sa palette chromatique. Cette approche combinée devrait permettre de faciliter la reconstruction mentale de l’œuvre dans l’esprit de ces visiteurs. La couleur ne serait donc pas intraduisible, à condition que soit établie une charte des couleurs tactile bien définie. Or, aucune étude ne s’est penchée, pour l’instant, sur la question de la traduction de la couleur pour un public atteint de déficience visuelle.

Les défis du projet Pellan 3D

Pour pallier ce problème, le projet de recherche Pellan 3D propose de constituer un tout nouveau système de repères basé sur un modèle associant une couleur à une texture et de l’accompagner d’un guide unique : une charte des couleurs tactile applicable au monde de l’histoire de l’art. L’expérience est actuellement tentée dans le cadre d’une étude préliminaire menée à l’Université de Montréal et supervisée par le professeur Emmanuel Château-Dutier au sein du Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques.la première sur le sujet et elle aboutira à la réalisation de deux prototypes de traduction tactiles. Le premier visera à traduire tactilement le contenu d’une œuvre et le second, à en traduire tactilement la palette chromatique.

Les résultats d’entrevues préliminaires réalisées à l’été 2017 ont permis de déterminer les textures retenues pour le projet. Ils ont ainsi révélé que pour associer une couleur à une texture, la grande majorité des participants se réfère inconsciemment à la charge émotive des couleurs telle qu’établie dans la culture nord-américaine. Le blanc est donc associé à une texture presque plane, alors que le rouge évoque plutôt une texture au relief plus élevé, parfois même qualifié d’« agressif » par les participants. Pour justifier ces choix, les participants affirment que le blanc est une couleur ennuyeuse, calme et ne méritant donc pas d’être représentée par un grand relief. Inversement, le rouge est une couleur qui est jugée plus intense compte tenu du fait qu’il est la couleur de la passion et qu’il peut symboliser la colère. Ainsi, la charge émotive des couleurs pourrait être utilisée comme référence afin de construire une sorte de hiérarchie tactile des couleurs.

La diversité des handicaps visuels, des préférences personnelles et des types d’intelligences combine autant d’éléments qui viennent complexifier cette piste de solution, qui ne peut ainsi être universelle. L’espoir demeure toutefois que les visiteurs atteints de déficience visuelle pourront avoir accès à un dispositif de traduction tactile, réalisé grâce à l’impression 3D, plutôt que de devoir compter sur ce qu’Umberto Eco appelle une ekphrasis occulte *, c’est-à-dire sur une description verbale destinée à décrire une œuvre d’art dans le but de produire une vision dans l’esprit du spectateur [10]. L’impression 3D pourrait donc aider les publics atteints de déficiences visuelles à recouvrer une autonomie perdue, en leur permettant d’effectuer une visite selon leurs propres champs d’intérêt, sans l’intervention d’une tierce personne [11]. Les visiteurs seraient ainsi libres de choisir quelles œuvres les intéressent et pourraient prendre la décision d’obtenir davantage de renseignements sur ces dernières, indépendamment des préférences de leur accompagnateur ou d’un guide, qui sélectionnent un parcours selon d’autres critères.

— Patricia Bérubé, étudiante au programme de maîtrise en histoire de l'art à l'Université de Montréal

 

Lexique :

  • Ekphrasis occulte : exercice rhétorique très populaire à l’Antiquité, l’ekphrasis classique était considérée comme une forme de traduction verbale d’une œuvre visuelle. L’ekphrasis occulte, elle, se veut plutôt un dispositif verbal visant à évoquer, dans l’esprit du lecteur ou du public, la vision la plus précise qui soit de l’œuvre qui est décrite verbalement.
  • Graphico-pictural : renvoie à des signes et traces réalisés sur une surface bidimensionnelle.
  • Impression 3D (ou tridimensionnelle) : technique de fabrication additive procédant par ajout de matière et permettant de réaliser des objets usuels, ou encore des prototypes divers. L’objet en question doit d’abord être reproduit en trois dimensions dans un logiciel, puis être ensuite envoyé à l’imprimante 3D, qui le reconstituera en imprimant des couches successives de matière.
  • Interprétation intersémiotique ouverte : forme de traduction partant de systèmes sémiotiques différents et dépendant d’une interprétation double : celle du traducteur ainsi que celle du lecteur ou du public.
  • Interprétation numérique : le fait d’avoir recours aux nouvelles technologies afin de rendre accessible une information plus traditionnelle comme la peinture.
  • Médiation : pour Daniel Jacobi, la médiation vise à amoindrir la séparation des « mondes de la création artistique » et de la « sensibilité du public » en proposant diverses activités d’animation culturelle, d’éducation muséale ou d’interprétation du patrimoine.
  • Non-couleurs : nom donné aux « couleurs » qui se caractérisent par l’absence de couleur et qui comprennent le blanc, le gris ainsi que le noir.

 

Références :

[1] Affirmation basée sur des commentaires recueillis auprès de plusieurs participants au projetPellan 3D, lors d’entrevues réalisées en juin 2017.

[2] Caillet, É. (1995). À l’approche du musée, la médiation culturelle. Muséologies. Lyon, France : Presses universitaires de Lyon, p. 93-95.

[3] Clément, É. (2017). Arts visuels. Découvrir l’art avec les yeux d’une autre. La Presse. Repéré ici

[4] Étant atteints d’un handicap visuel, quel qu’il soit, les publics malvoyants ou non voyants ne peuvent avoir accès aux œuvres au même titre que les autres visiteurs du musée. Selon l’organisme Exeko, ces « publics empêchés » sont issus de divers milieux et se trouvent placés dans différentes situations d’exclusion sociale à cause de leur handicap. De même, des politiques muséales d’accessibilité trop restreintes peuvent les pénaliser en limitant l’accès physique à l’établissement.

[5] Un bon exemple de médiation orale serait celui d’une visite guidée lors de laquelle le guide explique verbalement et vulgarise les notions propres à une exposition.

[6] Pourrait se traduire en français par : « Aujourd’hui j’ai touché le Prado. »

[7] L’exposition Au-delà du regard : photographie internationale par des artistes aveugles s’est tenue au Musée canadien pour les droits de la personne, du 20 février au 18 septembre 2016. Cette exposition comprenait des œuvres photographiques ainsi que leurs reproductions en bas-relief réalisées grâce à l’impression 3D et munies de capteurs activés par le toucher afin de déclencher des commentaires audio.

[8] L’œuvre Le baiser, peinte par Klimt, a été reproduite en 3D dans le cadre du projet européen AMBAVis. La réalisation de ce projet s’est échelonnée sur une période de deux ans avec l’objectif de faciliter l’accès aux musées pour les déficients visuels.

[9] Launay, M. de. (2006). Qu’est-ce que traduire ?. Paris, France : Vrin, p. 61.

[10] Eco, U. (2007). Dire presque la même chose : expériences de traduction. Paris, France : Grasset, p. 245-246.

[11] Une tierce personne fait ici référence à un guide, à un accompagnateur ou à un audioguide qui contrôlent l’ordre de la visite et les œuvres qui sont décrites ainsi que ce qui en est dit.

 

 

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