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* La version originale de ce texte a d'abord été publiée sur le site e-santé communication Dans notre société, le discours sur la maladie a longtemps été perçu comme le privilège exclusif de la science et de la médecine. Quant aux malades, leurs histoires ont été principalement racontées par les médecins, entre autres sous forme d’études de cas, anonymisées. Comme le souligne Grissi (1996), il y a là un effet paradoxal du secret médical dans le passage à l’écrit : « c’est le médecin qui était tenu à la discrétion, mais c’est le malade qui gardait le silence ».

Or, stimulée par le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC), l’époque actuelle se place dorénavant davantage sous le signe du dévoilement et de la transparence, plutôt que sous le sceau du secret. En effet, la frontière entre la vie privée et l’espace public est devenue plus poreuse depuis l’arrivée du Web social. Ces nouvelles formes d’expression en ligne ébranlent la définition et catégorisation entre la vie privée et la sphère publique, ce qui marquerait « des avancées allant dans le sens d’un mouvement de démocratisation de la parole populaire »¹. La parole des malades a donc naturellement suivi cette évolution culturelle, s’éloignant de l’espace privé pour gagner le domaine public.

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Déjà en 2004, le British Medical Journal soulignait dans un éditorial² que la présence croissante des patients en ligne constituait la plus importante révolution technoculturelle en médecine depuis le dernier siècle. Dix ans plus tard, la controverse autour des activités en ligne de l’Américaine Lisa Bonchek Adams, atteinte du cancer du sein en phase terminale, à qui l’on reprochait notamment de faire des selfies de la mort (deathbed selfies) mettait en lumière la relation complexe qu'entretiennent le monde de la médecine et les médias sociaux³.

En effet, l’échange d’expériences entre patients sur des questions de santé et de maladie fait l’objet de nombreuses critiques. Pourtant, cette pratique a toujours existé dans l’espace privé, et si les plateformes des médias sociaux rendent dorénavant plus visibles ces récits intimes de la maladie, le phénomène plonge ses racines historiques dans la littérature, où d’illustres patients ont trouvé une tribune dès le 16e siècle.

Désignées par le terme « autopathographie », ces publications biographiques et sociales de la maladie à l’extérieur du champ médical ont pour « caractéristique leur projet d'expression de l'intimité, du témoignage de l’auteur qui aborde, en son nom propre, sa maladie » (4) et peuvent notamment contribuer au corpus de connaissances autour de l’expérience de la maladie (5).

Autopathographie : définition d’un genre

Étymologiquement, le terme renvoie aux deux vocables «autobiographie» et «pathographie». Le terme «autobiographie» se divise en trois racines grecques, soit «auto», pour «autos» qui signifie soi-même ou lui-même; «bio» pour «bios», vie; et finalement «grapho» pour «graphein», c’est-à-dire, écrire.

Quant au terme pathographie, «patho» renvoie à «pathos» et fait référence à la maladie. De manière plus spécifique, la pathographie est définie comme étant «une biographie axée sur l’aspect médical et pathologique, concernant le plus souvent des personnages célèbres, tels que Rousseau, Nietzsche ou Van Gogh (6). Les auteurs de pathographies – les pathographes – sont en général des médecins» (7).

L’autopathographie peut se définir comme un sous-genre de l’autobiographie, dont l’existence se confirmera plus officiellement dans la seconde moitié du 20e siècle (8) où « l’histoire du sujet est centrée sur l’expérience de la maladie, y compris le moment du diagnostic et les ajustements de vie qui en découlent » (9) :

«Avec cette définition, l’autopathographie emprunte la forme littéraire de l’autobiographie et le fond thématique de la pathographie. D’une part, l’expression est autobiographique, le personnage du récit se confondant ouvertement avec la personne réelle de l’auteur; d’autre part parmi les événements de la vie, le récit aborde l’épisode de la maladie : comme le pathographe, l’écrivain décrit, représente, explique et commente différents éléments de la situation morbide. Mais ici, le patient et l’observateur ne forment qu’une seule et même personne» (Grissi, 1996, p. 25).

La petite histoire de l’autopathographie

Si le terme « autopathographie » a connu une acceptation récente, raconter sa maladie n’est cependant pas propre au 20e siècle. En effet, de nombreux projets autobiographiques ont aussi abordé l’expérience de la maladie, mais comme une facette de l’existence parmi d’autres. Par exemple, Les Essais de Montaigne ou Les Confessions de Rousseau abordent tous les aspects de l’existence des auteurs, parmi lesquels, la maladie. D’autres, comme l’auteure Frances Burney, se sont concentrés sur l’épisode de la maladie mais ont privilégié un mode de diffusion plus intime, par le biais d’une lettre, dans ce cas-ci, destinée à l’entourage féminin de la romancière.

Voici quelques moments forts de la progression du genre autopathographique :

Les Essais de Montaigne

Projet autobiographique d’envergure, Les Essais de Michel Eyquem de Montaigne, propose une introspection minutieuse de l’auteur qui fait de lui le premier homme moderne que nous connaissons par le détail (10). Montaigne a grandement souffert de calculs rénaux à partir de 1577, alors âgé de 43 ans. Non seulement a-t-il documenté ses symptômes, articulé une réflexion sur son expérience de la maladie, mais aussi formulé une critique de la médecine de son époque, mettant « à l’épreuve les doctrines de la médecine, science ou art de longue tradition, qui prétend en savoir plus long que le malade au sujet de son propre corps » (11). Humaniste à la recherche de la vérité, Montaigne croit que ses observations attentives de son état de santé et les connaissances qu’il en tire constituent un savoir bien plus riche et complexe que celui médical, questionnant au passage la prétendue efficacité de la médecine et toute présomption du savoir (12).

Les Confessions de Rousseau

Œuvre autobiographique colossale, les douze livres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau couvrent 53 ans de sa vie. Souhaitant que ce récit soit le plus complet possible et que tout soit consigné jusqu’à sa mort, Rousseau a donné à d’autres la possibilité de le compléter pour lui. Dans son cas, l’innovation tient également au fait qu’il ait voulu sa propre autopsie (13), influencé par les cours d’anatomie avec dissections auxquels il assistera, dans l’optique de « poursuivre le récit, de répondre aux questions que l’on pouvait se poser à propos de ses insomnies, vertiges, fièvres, maux de tête, respiration trop courte, palpitations et de bien d'autres problèmes comme ceux qui très tôt ont affecté sa vessie ou sa prostate » (14).

Le jugement critique sur la médecine et les médecins est commun à Montaigne et Rousseau, ce dernier tenant un discours franchement anti-médical où il s’en prend aux médecins qui, ne trouvant aucune lésion organique, suggèrent que sa maladie urinaire serait plutôt l’expression de troubles somatiques. Rousseau compte sur son autopsie pour les confondre, il rédige une note dans son testament de 1763, afin de guider l’examen anatomique de son cadavre. Toutefois, « l'autopsie ne montrera rien qui ne puisse être retenu, rien d'essentiel en tous cas, compte tenu du savoir et des méthodes d'investigation utilisées à l'époque » (15).

La lettre de Frances Burney

Femme de lettres et romancière née en 1752, Frances Burney reçoit un diagnostic de cancer du sein à l’âge de 59 ans et raconte dans les détails les plus précis la terrible opération (16) qu’elle a subie en 1811, soit une mastectomie sans anesthésie à laquelle sept médecins participeront, sous l’autorité de Dominique-Jean Larrey, chirurgien en chef de la Garde impériale sous Napoléon. Elle rédigera une lettre adressée à sa sœur Esther, y annexera tous les documents et rapports médicaux et lui demandera de la faire circuler auprès de l’entourage féminin. La lettre vise plutôt ici à sensibiliser les femmes au cancer du sein et à dénoncer « une approche médicale irrespectueuse de l’autonomie du sujet, sexiste et infantilisante » (17). D’ailleurs, cette dernière fera l’objet de diverses analyses, notamment dans le contexte des gender studies (18).

Enfin, soulignons que la littérature autobiographique du 18e siècle demeure essentiellement le fait d’écrivains isolés dans leur époque. Quant au 19e siècle, il connaîtra une expansion du genre et prendra des formes variées, par exemple : Amiel, Hugo, Stendhal, Chateaubriand, Goethe : journal intime, poème autobiographique, mémoires, autobiographie.

Explosion et diversification du genre depuis le XXe siècle

Le XXe siècle connaît une explosion du genre autopathographique, autant en termes quantitatif que qualitatif. Son évolution est marquée par diverses variations littéraires et de nouvelles stratégies d’écriture, ainsi qu’un renouvellement philosophique et psychologique du concept de sujet où le récit de sa propre maladie par un auteur évolue progressivement du statut de « passage », de « moment » ou de chapitre d’un livre autobiographique, à l’état de livre à part entière ».

En outre, de nouveaux médiums visuels tels que la photo s’ajoutent au répertoire des autopathographies, parmi lesquelles certaines vont mettre à profit le pouvoir percutant des images de leur maladie pour tenir un discours plus politisé. C’est le cas notamment de Jo Spence, une photographe anglaise qui a documenté son combat contre le cancer du sein, dans une perspective féministe, s’intéressant plus particulièrement aux dynamiques du pouvoir dans la relation patient-médecin (19).

Faisant ainsi écho à la romancière Frances Burney près de 200 ans plus tard, elle réalise « une série d’autoportraits les jours qui précèdent l’opération. L’une des photographies la montre torse nu. Sur le sein gauche, elle a écrit au feutre noir et en lettres majuscules : ''propriété de Jo Spence''. Comme [Frances Burney] en 1811, elle exige des médecins qu’ils n’oublient pas que ce sein qu’ils vont couper est à elle, pas à eux. Il fait partie de sa personne » (20).

Autopathographie numérique

À ces médiums s’ajoutent dorénavant les différentes plateformes du web social, en particulier le blogue, qui offrent des dimensions de production et de diffusion innovatrices des récits de la maladie, notamment en court-circuitant le processus d’édition conventionnel, mettant ainsi à la disposition des patients des tribunes inédites.

Matière narrative inépuisable et terriblement efficace, le récit de la maladie trouve dans ce nouveau médium un terreau fertile pour son expression, car les plateformes du web social peuvent allier à la fois la richesse du texte et les possibilités narratives de l’image.

* La version originale de ce texte a d'abord été publiée sur le site e-santé communication

Références

1. Cardon, 2012 dans Proulx et Breton, 2012, p. 321 2. BMJ 2004;328:1148–9 http://www.ehcca.com/presentations/qualitycolloquium2/lester_h1.pdf 3. À cet égard, consulter les publications des journalistes Bill et Emma Keller, respectivement dans le New York Times http://www.nytimes.com/2014/01/13/opinion/keller-heroic-measures.html?_r=1 et The Gardian http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/jan/16/why-article-lisa-bonchek-adams-removed 4. Grissi, 1996 5. Keim-Malpass, Albrecht, Steeves, Danhauer, 2013, p. 1309 6. Voir, par exemple, Chatelain 1890; Jaspers 1922; Möbius 1889, 1902; Rogé 1999; pour la bibliographie du genre, voir Schioldann-Nielsen 1986. 7. Sirotkina, 2005, p. 34 8. Hawkins, 1998 :3 dans Tembeck, 2014 9. Tembeck, 2014, p. 9 10. Grissi 1996, p. 69 11. Laverdure, 2009, p. 2 12. Idem 13. Grasset, 1854, p. 22, dans Puech et Puech, 2011 14. Starobinski, 1971 15. Puech et Puech, 2011 16. Gros, 2010 17. Idem 18. Idem 19. Tembeck, 2014 20. Gros, 2010, p. 23

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