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L’un des récents textes de cette série sur le journalisme scientifique énumérait des axes de solutions à la crise qui frappe le secteur. Et personne n’en sera étonné, il y était souvent question d’argent. Il est donc temps de vous parler d’un livre au titre ambitieux, « Sauver les médias ».

L’économiste française Julia Cagé est claire dès l’intro : il ne faut pas compter sur les forces du marché. L’information n’est pas un produit comme un autre — on sous-estime à quel point — et il faut plutôt miser sur le modèle des médias à but non lucratif. Cagé, qui écrivait ce petit livre en 2015, donne en exemples le quotidien britannique The Guardian, le groupe allemand Bertelsmann, et le magazine en ligne de journalisme d’enquête Pro Publica.

Plus spécifiquement, ce professeur d’économie à Sciences Po Paris propose une intervention de l’État — l’État français, dans son cas — pour créer un statut spécifique aux médias : la « société de média à but non lucratif », qui serait un hybride entre la fondation — qui nous fait rêver dans le monde francophone quand on regarde des initiatives comme Climate Central ou E360 — et la société par actions — qui a pris beaucoup de place dans les grands médias dans le dernier quart du 20e siècle. Beaucoup trop de place, insiste l'auteure : 

Il n’y a aucune raison de penser que le modèle de la société par actions et de l’autofinancement intégral pour les ventes et la publicité soit le modèle adéquat pour les médias du 21e siècle. Au contraire, tout incite à innover et à apprendre de cette multiplicité de statuts qui caractérise l’économie de la connaissance un peu partout dans le monde.

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Par « économie de la connaissance », elle fait référence, entre autres, aux universités. J'y reviens dans un instant.

Les mythes ont mis le pied sur le frein

Il faut aussi dire que, toute économiste qu’elle soit, elle qualifie de mythe la course aux revenus publicitaires sur Internet.

Ce qui est frappant, c’est l’énergie dépensée chaque jour pour extraire, à l’aide de tarifications « innovantes », de nouvelles ressources publicitaires. Or non seulement de telles recettes publicitaires ne seront jamais extraites, mais les recettes existantes sont vouées à s’épuiser. C’est la première des illusions : l’illusion publicitaire.

Et à ceux qui rétorqueraient que la presse est déjà suffisamment aidée comme ça par l’État, Cagé rétorque qu’il s’agit d’un second mythe. « L’intervention de l’État dans la presse est relativement similaire à ce qu’elle est en moyenne dans l’ensemble des secteurs de la culture et des communications. Elle est nettement plus faible que dans les secteurs de l’accès à la culture et aux savoirs. »

Enfin, non seulement l’aide aux médias est-elle plus faible, mais le type d’aide qu’apporte l’État à certains des secteurs du savoir pourrait servir de source d’inspiration.

Universités et centres de recherche (...) reçoivent, dans la plupart des pays, des financements publics nettement supérieurs à leurs financements privés et a fortiori nettement supérieurs aux impôts dont ils s’acquittent. Dans certains pays, ces acteurs disposent également des revenus que leur procurent de fortes dotations en capital, en partie constituées grâce aux aides publiques (notamment fiscales). Ce modèle pourrait concerner les médias, pour peu qu’on leur donne le droit de bénéficier d’un tel régime. 

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C’est ce modèle du financement universitaire qui représente le coeur de sa proposition de réforme de l’aide à la presse. Et même si Julia Cagé parle essentiellement des grands médias, sa proposition arrive à point pour le journalisme scientifique : rappelons-nous  l’idée voulant que l’avenir de ce dernier reposerait en partie sur une main tendue par le milieu de la recherche.

 

Médias à but lucratif, fondations,  universités

Je l’ai dit plus haut, la « société de média à but non lucratif » qu’elle propose aurait un statut hybride : elle ressemblerait par son fonctionnement à une compagnie par actions, à ceci près que les riches donateurs ne pourraient pas accaparer le pouvoir. Suffirait pour cela de définir des seuils : au-dessus d’un certain pourcentage, le nombre de votes d’un gros « actionnaire » cesserait de croître. De cette façon, lecteurs et sociofinanceurs auraient voix au chapitre : on peut par exemple imaginer une « société des lecteurs/donateurs »,  qui délègue son pouvoir à des représentants, de la même façon qu’il peut exister une société des salariés. Les initiés français y reconnaîtront des éléments de la Société anonyme à participation ouvrière (SAPO). En Allemagne, les salariés du Der Spiegel détiennent 50,5% des actions.

Au niveau de la mission, c’est un modèle qui s’inspire — encore — des universités, conciliant activité commerciale et objectifs non lucratifs.

Et enfin, ça s’inspire des fondations : possibilité pour de riches mécènes de faire des grands dons, sans pour autant obtenir un pouvoir illimité.

Contrairement aux sociétés de lecteurs et de rédacteurs que l’on a vues péricliter, ces nouvelles sociétés sont vouées à durer. Pourquoi ? Parce que le nouveau cadre juridique leur est infiniment plus favorable et leur permet d’éviter de se faire manger toutes crues par les actionnaires extérieurs, comme cela s’est presque toujours produit ces dernières décennies.

Bref : d’une part, limiter la puissance des très gros actionnaires, qui a dévoré de l’intérieur beaucoup de grands médias dans le dernier quart du 20e siècle — lorsque la quête d’un profit rapide a mené à charcuter les salles de rédaction. D’autre part, fournir un levier aux lecteurs et aux petits donateurs désireux de s’impliquer. Le modèle est d’autant plus attrayant qu’au-delà des grands médias, il fournit de quoi réfléchir aux petits, notamment ceux de science.

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