Si vous voulez un aperçu des transformations que connaîtront vos habitudes de lecture —ou celles de vos enfants— regardez du côté de la communauté scientifique. Leur révolution, à eux, a commencé 10 ans plus tôt, et ils sont maintenant au bord d’un nouveau changement : des hyperliens qui seront beaucoup plus que les « simples » hyperliens.

La révolution Internet des années 1990, avec ses myriades d’hyperliens, donne l’impression d’avoir mis à la portée d’un clic un savoir universel, mais elle n’est qu’un premier pas boîteux. « C’est encore un autre exemple d’une nouvelle technologie compromise par son imitation d’une ancienne », jugent sévèrement Allen H. Renear et Carole L. Palmer dans une édition récente de Science.

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Le propos de ces deux professeurs en sciences de l’information à l’Université de l’Illinois est qu’Internet, en dépit du fait que tous les médias imprimés s’y trouvent désormais, n’a pas encore changé nos habitudes de lecture aussi profondément qu’on l’imagine. Par contre, le terrain est en train de changer : les progrès des 15 dernières années en entreposage de données et en bande passante ouvrent la porte à de véritables changements — ces véritables changements dans les habitudes de lecture dont rêvaient les fondateurs du World Wide Web il y a deux décennies. Et cette révolution s’amorce tout doucement dans la communauté scientifique.

En 2005, le rédacteur en chef d’une revue électronique en accès libre exprimait ce rêve ainsi :

Imaginez-vous en train de lire, sur un site, la description que fait un article d’une molécule organique, d’être capable d’accéder immédiatement aux coordonnées atomiques puis d’utiliser un outil pour explorer les interactions du pont hydrogène décrites dans l’article...

Ou bien, si vous commencez par des données... Voir l’emplacement, sur un chromosome humain, d’un nucléotide polymorphique associé à un problème neurologique... et immédiatement accéder à un ensemble d’articles classés par ordre de pertinence en fonction de votre profil...

Quel est le lien entre des recherches pointues sur les chromosomes et les coordonnées atomiques et le surf sur Internet du citoyen moyen?

Eh bien sur Internet, les scientifiques ne sont pas si différents du citoyen moyen. Avec toute cette information qui leur tombe dessus, ils veulent eux aussi lire plus, et plus vite. « Les scientifiques, écrivent Renear et Palmer, ont toujours lu stratégiquement, passant en revue plusieurs articles pour chercher, filtrer, lier, annoter, et analyser des fragments de contenu ».

Analyser des fragments de contenu : ce n’est pas vous, qui lisez en ce moment cet article?

Incidemment, des études ont démontré que le scientifique moyen « lit » aujourd'hui davantage d’articles... en moins de temps. Une façon de dire qu’il ne les lit pas de la même façon que les auraient lus ses parents : le temps moyen consacré à un article scientifique est passé de 47 minutes au milieu des années 1990 à 30 minutes aujourd’hui.

Et c’est ici qu’intervient cette révolution de ces hyperliens « nouveaux et améliorés ». Discrètement, la communauté des revues scientifiques a convergé ces dernières années vers l’adoption de normes communes (les experts reconnaîtront ici le langage XML) pour l’affichage des articles, ce qui facilite d’ores et déjà les choses pour l’archivage et le repérage.

Les sciences de la vie ont une longueur d’avance : Gene Ontology, lancé dès 1998, est un exemple de normes communes pour la dénomination et l’annotation des gènes et des produits des gènes. Avec ses 25 000 termes et ses 3,3 millions d’annotations « standardisées » mondialement, c’est un pas important vers le rêve des fondateurs du Web : une bibliothèque unique, où on peut passer sans difficulté d’un document à un autre.

Concrètement? Sur un écran d’ordinateur, les phrases d’un article sont automatiquement, ou à votre demande, liées avec les articles les plus pertinents (en fonction de votre profil) présents dans diverses bases de données. La « lecture stratégique » pratiquée par tout internaute pressé passerait ainsi à un autre niveau : « lire les phrases d’un article par leur ordre de pertinence plutôt que dans un ordre narratif ».

On n’en est pas encore là. Même les scientifiques confessent « qu’ils sont encore investis dans le narratif d’un article », écrivent Renear et Palmer. Mais ils sont plus près d’une révolution dans la façon de lire qu’on ne l’imagine. Et quand la technologie les aura fait passer de l’autre côté du miroir, le grand public ne sera pas très loin derrière.

Pascal Lapointe

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