Le risque de l'obsession Cipro
(ASP) - Le monde occidental est en train
de tomber en amour avec le Cipro, cet antibiotique réputé
venir à bout de la bactérie du charbon.
Mais il y a un prix à payer, et il est beaucoup
plus lourd que les attaques à l'anthrax: en l'avalant
à tort et à travers, on risque de développer
chez cette bactérie ce qu'on a développé
chez nombre de bactéries depuis 30 ans, une résistance
à cet antibiotique.Voire une résistance
chez d'autres bactéries.
Et qu'arrivera-t-il si, parmi les souches
de la bactérie du charbon manipulées par
de vilains terroristes, ceux-ci en accouchaient d'une
qui soit capable de résister au Cipro?
On l'entrepose, on l'achète en
énormes quantités, les médecins
le prescrivent sans trop réfléchir. Pour
reprendre l'expression de l'animateur du réseau
NBC Tom Brokaw, lui dont l'adjointe a été
infectée par une lettre: "In Cipro We Trust".
Or, on sait pourtant ce qui est arrivé aux antibiotiques
sur-utilisés: ils sont en train de devenir inefficaces.
A titre d'exemple, une bactérie que l'on croyait
il y a 10 ans en voie d'être éradiquée,
la bactérie de la tuberculose, a aujourd'hui,
dans de plus en plus de coins du monde, développé
une résistance à la plupart des antibiotiques
connus. Cela, parce que, pendant des années,
on a prescrit des antibiotiques à tort et à
travers.
Le mécanisme est simple: prenez
une population d'un milliard de bactéries, et
bombardez-la d'antibiotiques. La grande majorité
vont mourir. Mais s'il n'y en a que deux ou trois qui
résistent, parce qu'ils ont, par une mystérieuse
mutation, le gène qui leur permet de survivre,
ces deux ou trois vont engendrer une descendance résistante
à l'antibiotique.
Certes, si ces deux ou trois bactéries
sont dans votre organisme, elles ont de bonnes chances
de mourir à leur tour, faute de masse critique
suffisante. Mais si ces deux ou trois bactéries
se retrouvent chez un million d'individus, parce qu'on
a sur-prescrit et sur-utilisé l'antibiotique
en question, tôt ou tard, statistiquement, cette
nouvelle famille de bactéries résistantes
va croître, se multiplier, se répandre,
et prendre le dessus sur ses comparses non-résistantes.
C'est
le risque qui pend au nez de l'obsession Cipro actuelle.
Cet antibiotique, de son nom complet ciprofloxacine,
est devenu populaire pendant la Guerre du Golfe, il
y a 10 ans. Parce qu'on craignait que Saddam Hussein
ait développé un programme d'armes biologiques,
et parce qu'ils n'avaient pas suffisamment de vaccins
contre l'anthrax, les dirigeants américains ont
eu à choisir, parmi la douzaine d'antibiotiques
sur le marché, celui qu'ils distribueraient massivement
à leurs soldats. Le Cipro a emporté la
mise. Ou plus exactement, la compagnie Bayer a décroché
le contrat: 30 millions d'unités. Stratégie
de relations publiques oblige, elle n'a pas manqué
de le faire savoir. Et c'est ce qui explique qu'on ne
jure plus que par lui aujourd'hui.
Mais il y en a d'autres qui sont tout
aussi efficaces. En fait, après 10 ans, le Cipro
n'a plus cette avance sur ses concurrents qu'on lui
prêtait alors, si avance il y avait vraiment.
A trop s'en remettre à lui, et pendant aussi
longtemps, on multiplie donc les risques de voir nos
deux ou trois bactéries résistantes former
une famille de plus en plus imposante. Déjà,
des chercheurs ont fait état de résultats
préliminaires sur des expériences en laboratoire,
où on a assisté à l'apparition
de familles de bactéries (des "souches", en langage
savant) résistantes au Cipro. Une petite fenêtre
ouverte sur un avenir de moins en moins lointain