Qui contrôle les médias?
(ASP) - Les uns disent que la concentration
de la presse n'a pas eu d'impact négatif, et que
le public est même mieux servi qu'avant. Les autres
affirment au contraire qu'elle entraîne des pertes
d'emplois, une dégradation de la qualité
de l'information et une mainmise de la pensée d'une
seule personne sur ce qui est diffusé.
Les uns sont les propriétaires; les
autres, les journalistes. Leurs visions étaient
à nouveau en opposition, lors du congrès
annuel de l'Institut d'études canadiennes de McGill,
qui portait sur le contrôle des médias au
Canada.
Ainsi, pour les représentants des
propriétaires qui sont intervenus lors de la première
journée de ce colloque, comme Alain Gourd, vice-président
chez Bell Globemedia, les fusions et acquisitions des
dernières années, loin de nuire, auraient
permis d'accroître la diversité de l'information.
Il s'en est même trouvé un, Gordon Fisher,
président des nouvelles et informations chez CanWest,
pour dire que le "bonhomme sept-heures" de toute cette
histoire, ce n'est pas le propriétaire, mais les
syndicats. Remarque qui a été suivie d'un
murmure désapprobateur dans la salle (bondée)
de l'Hôtel Omni.
Il faut dire que les journalistes sont inquiets.
Un sondage dévoilé à l'occasion de
ce colloque révèle que 91% des scribes de
neuf quotidiens canadiens croient que les propriétaires
"ont des opinions et des intérêts qu'ils
aimeraient voir dans leur journal", et que 83% sont convaincus
que ces opinions et intérêts sont bel et
bien reflétés dans leurs journaux.
Inquiets parmi les inquiets, 56% de ces
derniers affirment que les opinions et intérêts
des propriétaires sont "régulièrement
reflétés dans la couverture des nouvelles".
S'agit-il de la preuve d'un contrôle
néfaste des propriétaires qu'attendaient
les opposants à la concentration? Non, puisque
comme le rappelle l'un des auteurs de l'étude,
Stuart Soroka, du département de science politique
de l'Université McGill, ces pourcentages ne reflètent
que l'opinion des journalistes. Pour savoir réellement
ce qu'il en est, il faudrait une analyse du contenu des
médias, avant et après leur acquisition
par un conglomérat. Etonnamment, une telle chose
n'a jamais été faite, du moins à
la satisfaction des chercheurs: il existe certes des analyses
du nombre d'articles parus sur tel et tel sujet (Soroka
en a lui-même mené une sur huit journaux,
couvrant les années 1985-1995), mais jamais, à
sa connaissance, d'étude qualitative, c'est-à-dire
permettant de conclure que la couverture d'un sujet (par
exemple, le conflit israélo-palestinien) est devenue
plus "orientée" après l'achat du journal
par un nouveau propriétaire.
Résultat: les propriétaires
ont beau jeu d'affirmer qu'il n'existe aucune preuve empirique
que la concentration de la presse a eu un impact négatif
sur la couverture journalistique.
A quoi aura servi la concentration de la presse?
Mais il n'y a pas que la couverture journalistique
qui soit en cause. Plus les années passent, et
plus on a du mal à citer une seule fusion qui a
bien fonctionné, d'un point de vue simplement économique,
lâche Russ Mills, boursier Neiman à l'Université
Harvard et ancien éditeur du Ottawa Citizen.
On n'a pas de données mesurables,
renchérit Armande Saint-Jean, de l'Université
de Sherbrooke, mais on peut tout de même noter une
"tendance à l'uniformisation des contenus et des
formats", une "montréalisation de l'information"
et des effectifs journalistiques dont le statut est de
plus en plus précaire Armande Saint-Jean est celle-là
même qui vient de déposer un rapport sur
la concentration de la presse à l'intention du
gouvernement du Québec -rapport dont les recommandations
ont été descendues en flammes par le milieu
journalistique.
Arnold Amber, président de l'organisme
Journalistes canadiens pour la liberté d'expression,
faisait figure du journaliste de service lors de la table-ronde
d'ouverture, occupée par quatre représentants
des propriétaires. Or, a-t-il lancé en boutade,
dans 10 ans, McGill organisera peut-être un autre
congrès sur ce sujet. Et ce jour-là, à
cette table-ronde, il ne restera peut-être plus
que "moi, et un autre gars".
La représentation au sein des différentes
tables-rondes de ce colloque de deux jours soulevait par
ailleurs un doute: on y trouvait immanquablement un grand
nombre de propriétaires ou de leurs hauts dirigeants
pour répondre à la question "Qui contrôle
les médias au Canada"; on avait ici et là
une poignée de journalistes, tous employés
de l'un ou l'autre des conglomérats; on avait également
quelques chercheurs... mais pas un seul représentant
de médias indépendants.
Pascal Lapointe