Science vs. racisme
(ASP) - Il y a deux siècles, le naturaliste
français Bory de Saint-Vincent divisait l'humanité
en 15 races. Son collègue anglais John Crawfurd
en calculait plutôt 60. Un siècle plus tard,
la mesure méticuleuse des crânes tentait
de se constituer en discipline autonome: plusieurs savants
étaient convaincus de l'existence d'une corrélation
entre la largeur de la tête, l'intelligence, et
les races humaines. Les scientifiques nazis n'ont guère
fait mieux, en affirmant que les caractéristiques
physiques et le sang prouvaient la supériorité
de la race aryenne.
La science a longtemps servi à justifier
le racisme. Ne pourrait-elle pas aujourd'hui servir à
le combattre? La question en heurte plus d'un, pour qui
la science devrait être toute rigueur et objectivité.
Mais c'est oublier un peu vite qu'encore aujourd'hui,
il se trouve des scientifiques dont le travail contribue
à renforcer des thèses racistes: de l'ouvrage
américain The Bell Curve (1994) qui prétendait
démontrer l'existence d'aptitudes mentales supérieures
chez les "Blancs" jusqu'aux créationnistes "scientifiques".
La Semaine d'actions contre le racisme,
qui avait lieu du 14 au 23 mars en divers lieux du Québec,
était placée sous le signe de l'autruche:
étant entendu que si vous ne voyez pas de racisme
autour de vous, cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas.
Or, cela vaut aussi pour la science, selon les organisateurs
de cette semaine, qui avaient prévu trois jours
de réflexions sur "La responsabilité sociale
des sciences".
"Il s'agit, explique Alix Laurent, directeur
de Images interculturelles, du devoir citoyen de contester
les faussetés avancées au nom de la science,
dans la mesure où ces faussetés trouvent
un accueil favorable chez une partie de la population."
Images interculturelles était l'un des co-organisateurs
de ce colloque, en compagnie du Programme de recherche
sur le racisme et la discrimination de l'Université
de Montréal.
La notion de race est née au XVIIe
siècle du besoin de catégoriser, a rappelé
le sociologue Pierre Joseph Ulysse, de l'Université
d'Ottawa: l'émergence de la science moderne amenait
une classification des fleurs, des animaux, des roches
et bien vite, des humains. Ce besoin n'a pas disparu:
les études médicales ont bel et bien besoin
d'études statistiques pour apprendre que tel groupe
est davantage porteur d'un gène de susceptibilité
à telle maladie.
Ce qui place une discipline comme la démographie
devant un dilemme, explique Patrick Simon, de l'Institut
national d'études démographiques de Paris:
il y a toute la différence du monde entre conclure
d'une colonne de chiffres que "les Noirs américains
sont plus nombreux que les Blancs à mourir du sida"
et conclure de la même colonne de chiffres que "les
Noirs américains constituent un groupe à
risque". Deux conclusions, l'une beaucoup moins rigoureuse
et objective que l'autre...
La participation de la démographie
à la construction du racisme fut assez lourde,
raconte-t-il: les nazis et les promoteurs de l'apartheid
se sont appuyés sur elle pour obtenir des indices
de croissance des groupes "indésirables", des démographes
se sont mis au service de politiques eugénistes
pour rédiger des normes
Tout comme les racistes
se sont appuyés, et très lourdement, sur
le droit, puisque pour qu'un tel système se solidifie,
il faut que des lois interviennent, explique Gwenaële
Calves, professeur de droit public à l'Institut
d'études politiques de Paris. Écoles interdites
aux gens de couleur, discrimination organisée:
rien n'aurait été possible sans un appui
solide de juristes et de chercheurs.
Depuis, autant la démographie que
le droit ont évolué, et sont devenus des
disciplines capables de mettre en évidence les
conséquences néfastes du racisme: dans l'accès
inégal à l'emploi, aux prêts bancaires,
etc. Là émerge leur nouveau rôle social.
Reste à voir jusqu'où ces disciplines sont
prêtes à s'engager.
La Semaine d'actions contre le racisme en
était à sa 4e édition. A Montréal,
en plus du colloque, avaient lieu de nombreuses activités
culturelles, dont les Rencontres cinématographiques
(huit films de six pays), une agora de graffiteurs et
de musiciens au métro McGill, une soirée
musicale au Medley et la publication d'un recueil de textes
d'enfants (Noir, Blanc ou poil de carotte, aux
éditions Les 400 coups).