La nature dans l'oeil des
maths
(ASP) - Pour apprendre comment se développent
les plantes, on peut choisir d'étudier la biologie.
Mais pourquoi pas les mathématiques?
Le biostatisticien Pierre Dutilleul est
attaché à la Faculté de l'agriculture
et des sciences environnementales de l'Université
McGill. Rythmes, cycles, échelles, structures,
etc: "je fais le pont entre les mathématiques et
la biologie. Je cherche à apprendre comment une
plante se déploie dans l'air, ou dans le sol, pour
chercher la lumière, l'eau et les nutriments dont
elle a besoin." Pour cela, il emploie les statistiques
multidimensionnelles, tout particulièrement les
fractales.
Les fractales sont des formes géométriques
qui se répètent à différentes
échelles. En d'autres termes, a jadis expliqué
Benoît Mandelbrot, l'un des pères-fondateurs
de ce qu'on appelle la théorie du chaos, ce sont
des objets "ayant la propriété de pouvoir
être décomposés en parties de telle
façon que chaque partie soit une image réduite
du tout".
La nature selon la dimension fractale
Lorsqu'on regarde un arbre, on devine d'emblée
que sa structure complexe témoigne de ses particularités,
de son adaptation au milieu et de son histoire propre
(gels, tempêtes, faible ensoleillement et autres
traumatismes). Mais comment en savoir plus? Appliquer
les fractales a permis à Pierre Dutilleul de mieux
expliquer le déploiement des feuilles en fonction
de l'interception de la lumière. Il a du même
coup réécrit une loi des sciences environnementales
(la loi de Beer-Lambert) sur l'interception de la lumière
en lui ajoutant une dimension fractale.
La technologie vient donner un coup de main:
son équipe vient d'acquérir un tomodensitomètre,
un "scanner", généralement utilisé
dans les hôpitaux. Il "scanne" la plante allongée
sur la couchette au moyen de rayons X, et l'ordinateur
reconstruit fidèlement son image en 3 D.
"Auparavant, explique Pierre Dutilleul,
nous pouvions voir seulement les lignes et les croisements
du branchage. La tomodensitométrie nous permet
littéralement de pénétrer au sein
de la "canopée" de l'arbre." En dénudant
l'arbre de ses feuilles sur l'écran!
il est alors facile de suivre les différents embranchements,
du tronc à la cime.
L'application de cette méthode lui
a ainsi permis de suivre le développement de la
structure d'un cèdre nommé Young Planar,
entre juin et août 2003. Le jeune cèdre,
âgé de 4-5 ans a grandi de 11 cm, s'est élargi
de quelques centimètres, mais les plus grands changement
sont survenus dans sa structure qui s'est mise à
tourner et à se complexifier. " La dimension fractale
(où la ligne équivaut à 1, le plan
à 2 et le volume à 3) des branches est passée
de 2,05-2,35 en juin à 2,45-2,65, ce qui signifie
que l'arbuste est passé d'une structure planaire
à une davantage curvilinéaire", explique
Pierre Dutilleul, qui a présenté ses résultats
au Joint
Statistical Meeting 2003 de San Francisco.
Plus de contrôle de la nature ?
Outre le plaisir de comprendre comment se
développe la structure d'une plante, et de pouvoir
naviguer dans sa ramure grâce à l'informatique,
cette piste de recherche a-t-elle des applications pratiques?
"En comprenant comment la plante développe son
système "racinaire", si riche et complexe, on pourrait
par exemple maximiser la fertilisation et les soins",
relève Pierre Dutilleul. Ainsi, en comparant le
développement de différents cultivars, il
sera possible de privilégier ceux offrant un rendement
supérieur (pour l'agriculture), ou la plus grande
quantité de feuilles (pour les plantes domestiques).
Le groupe de recherche du CT Scanning Laboratory
for Agricultural and Environmental Research du campus
Macdonald de l'Université McGill rassemble par
ailleurs divers scientifiques dont un pédologue
(un spécialiste de l'étude des sols), qui
se penchera sur la progression de déversements
d'huile au sein de différents terrains.
Avec l'étudiante Melinda Lontoc-Roy,
le chercheur étudie actuellement la croissance
des racines, bien plus ardues à distinguer dans
le sol que les branches dans l'air. Avec le tomodensitomètre,
près de 500 photos sont nécessaires pour
reconstituer un cèdre de 50 cm. Il faut prévoir
une quantité équivalente rien que pour obtenir
la structure des racines d'un jeune plant de soja! Qui
plus est, l'équipe ne maîtrise pas encore
totalement cette technologie, plus adaptée à
scruter l'humain que les plantes. Il faut aussi prendre
quelques précautions avec de jeunes plantes, car
une trop forte dose de rayons X peut les brûler.
Enfin, si les statistiques et les fractales
s'avèrent de bons outils d'étude du monde
vivant, elles possèdent certaines limites. "Le
processus de développement d'une plante n'est pas
stationnaire. Dans la vraie vie, cela ne se passe pas
comme dans les livres de mathématiques."
Pour en savoir plus :
"Inclusion of the Fractal
Dimension of Leafless Plant Structure in the Beer-Lambert
Law" par Kayhan Kouroutan-pour, Pierre Dutilleul et Donald
L. Smith, publié dans la revue Agronomy Journal,
vol 93, no 2 (2001)
Lontoc-Roy, M., Dutilleul,
P., Prasher, S. O, et Smith, D. L. "3-D
Visualization and Quantitative Analysis of Plant Root
Systems Using Helical CT Scanning" (2004)
"Effects of Plant population
Density and Intercropping with Soybean on the Fractal
Dimension of Corn plant Skeletal Images" par par Kayhan
Kouroutan-pour, Pierre Dutilleul et Donald L. Smith, publié
dans la revue J. Agronomy & Crop Science, 184
(2000)
"Advances in the implementation
of the box-counting method of fractal dimension estimation"
par Kayhan Kouroutan-pour, Pierre Dutilleul et Donald
L. Smith, publié dans la revue Applied Mathematics
and Computation, 105 (1999).
"Soybean Canopy Developpement
as Affected by Population Density and Intercropping with
Corn: Fractal Analysis in Comparison with Other Quantitative
Approaches" par Kayhan Kouroutan-pour, Pierre Dutilleul
et Donald L. Smith, publié dans la revue Crop
Science, vol 39 (1999).