Memoire_800X600.jpg (514.2 Ko)

On le sait, le sommeil joue un rôle clé dans le renforcement et la restructuration des souvenirs et des apprentissages. Si, en dormant, l’être humain ne peut apprendre de nouvelles choses per se, des recherches ont toutefois montré que d’envoyer des stimuli bien précis à son cerveau endormi aidait celui-ci à rejouer certains apprentissages récents. Cette technique consiste à utiliser des sons ou des odeurs, préalablement associés à un apprentissage. Si cette technique s’avérait efficace, les incidences sur la manière d’appréhender le sommeil seraient considérables : elle pourrait être utilisée pour renforcer – ou même transformer – la mémoire des individus, et ce, pendant qu’ils dorment.

« Cent répétitions, trois nuits par semaine, pendant quatre ans [1] » : voilà le nombre de fois qu’une information doit être répétée pendant le sommeil pour qu’elle soit inculquée dans l’esprit du dormeur, selon le scénario dystopique de l’écrivain et philosophe britannique Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes, publié en 1932. Marquant l’imaginaire populaire, ce désir de pouvoir apprendre de manière passive pendant le sommeil, ce qu’on appelle aussi « hypnopédie », a non seulement été alimenté par des œuvres de science-fiction influentes, mais aussi par un engouement scientifique et commercial vers la moitié du 20e siècle. Plusieurs tentatives « hypnopédiques » bien réelles, quoiqu’infructueuses, ont pris naissance à cette époque, telles que des cassettes préenregistrées à écouter durant le sommeil dans l’espoir de se réveiller trilingue, non-fumeur ou encore érudit. Bien que ces techniques d’apprentissage subliminal pendant le sommeil aient largement été discréditées, de plus en plus de recherches sur la mémoire montrent que le sommeil se prête effectivement bien à l’optimisation de la mémoire, mais seulement après qu’un effort d’apprentissage a été fait pendant la journée.

La nuit, la mémoire s’active

Abonnez-vous à notre infolettre!

Pour ne rien rater de l'actualité scientifique et tout savoir sur nos efforts pour lutter contre les fausses nouvelles et la désinformation!

Lorsqu’une nouvelle information est apprise, par exemple un mot étranger ou un raccourci pour se rendre chez soi, le cerveau encode cette information sous la forme d’un réseau de neurones qui s’activent de manière spécifique : une signature d’activation neuronale associée à cet apprentissage est alors créée. Au cours de la nuit, le cerveau endormi semble rejouer spontanément cette signature neuronale, pour que l’information s’imprime dans la mémoire.

Ce phénomène a d’abord été découvert chez le rongeur voilà plus de vingt ans [2]. Lorsque des rats se promenaient dans un labyrinthe, leurs neurones s’activaient selon une séquence bien précise d’après l’endroit où ils se situaient dans le trajet. En enregistrant l’activité de leur cerveau, les chercheurs ont découvert que cette même séquence se répétait ensuite quand les rats faisaient la sieste, comme s’ils s’amusaient à renaviguer dans le labyrinthe pendant leur sommeil afin de ne pas oublier le chemin qui menait à la sucrerie. Ce jeu de répétition nocturne semble porter fruit. En effet, ces réactivations durant le sommeil renforceraient les traces de mémoires sous-jacentes et aideraient à les intégrer à long terme dans le réseau de mémoires déjà établies.

Marchand de sable et de roses

Ce même phénomène a plus tard été observé chez l’humain, en 2004, ce qui a fait germer l’idée selon laquelle ces réactivations pourraient être déclenchées ou influencées de manière artificielle durant le sommeil [3]. Dans une étude pionnière en 2007, le chercheur Björn Rasch de l’Université de Lübeck en Allemagne a montré qu’une simple odeur de rose pouvait rendre cela possible[4]. L’idée, basée en quelque sorte sur le conditionnement classique*, était élégante: les participants apprenaient d’abord à localiser des objets dans un espace 2D, tout en étant exposés à des bouffées d’odeur florale. Ils allaient ensuite se coucher pour la nuit et, à leur insu, cette même odeur était présentée de nouveau à certains d’entre eux pendant leur phase de sommeil profond. Au réveil, ceux qui avaient été en contact avec l’odeur se souvenaient mieux de la localisation des objets que ceux qui ne l’avaient pas été. La simple exposition à un fragment de mémoire – dans ce cas-ci, une odeur – serait donc suffisante pour engager tout un réseau de neurones impliqué dans un apprentissage ou un souvenir. Tout cela n’est pas sans rappeler la fameuse madeleine de Proust, dont la simple odeur transporte l’auteur dans le passé, le replongeant dans l’expérience multisensorielle d’un souvenir d’enfance.Seulement, dans le cas de l’étude avec l’odeur de rose, tout se faisait dans les profondeurs du sommeil, ce qui avait permis à l’apprentissage de se consolider avec moins de risques d’interférences qu’en période d’éveil. 

Un apprentissage facilité

Suivant cette étude novatrice du laboratoire allemand, plusieurs chercheurs s’intéressant au lien entre le sommeil et la mémoire ont travaillé à répliquer et à développer ce type de protocole, maintenant connu sous le nom de targeted memory reactivation (TMR) ou réactivation de mémoire ciblée. La TMR s’est avérée efficace pour rehausser non seulement la mémoire déclarative *, mais aussi un éventail de fonctions cognitives : la technique peut aider à aiguiser les habiletés motrices, les réponses émotionnelles, la cognition sociale et même la créativité [5]. D’autre part, la TMR fonctionne autant avec des sons – par exemple, des mots parlés, une mélodie, ou même un miaulement de chat – qu’avec des odeurs. Dans une autre étude menée par l’équipe du chercheur Björn Rasch, des participants germanophones ont appris avant d’aller dormir une liste de mots en néerlandais, dont seulement la moitié ont été rejoués pendant leur sommeil profond. Au matin, ils se rappelaient mieux le vocabulaire qui avait été diffusé pendant la nuit, comparativement à celui qui n’avait pas été rejoué [6]. De manière semblable, des effets bénéfiques et spécifiques à une réactivation sonore pendant le sommeil ont été montrés pour l’apprentissage d’une mélodie sur un clavier de piano, pour trouver des solutions créatives à des problèmes, pour lancer une balle sur une cible et même pour retrouver son chemin dans une ville virtuelle [7].

Si le potentiel de la TMR semble sans limites, ses effets sur la mémoire demeurent pour l’instant plutôt modestes. En effet, les participants ne deviennent pas soudainement deux fois meilleurs dans leurs apprentissages ; ils s’améliorent généralement de 5 à 15 % de plus que s’ils n’avaient pas eu de réactivation [8]. Du reste, l’efficacité de la TMR est sensible à plusieurs facteurs. Par exemple, le fait de présenter le stimulus au moment de l’un ou l’autre stade du sommeil peut donner des résultats différents selon le type de mémoire ciblé. Le type de stimulus (son ou odeur) peut également faire varier les effets de la méthode.L’avantage des stimulations auditives est leur spécificité, c’est-à-dire qu’elles peuvent être associées à des apprentissages précis pouvant être ciblés durant le sommeil, contrairement à une odeur, qui est généralement liée à un contexte d’apprentissage plus global.Les sons sont aussi beaucoup plus personnalisables et faciles à appliquer à domicile ou en milieu clinique, mais viennent avec le risque de perturber le sommeil ou au contraire d’être trop faibles. Entre ces diverses possibilités, les spécialistes en TMR essaient d’atteindre un certain équilibre, dans l’espoir qu’un jour la technique puisse être utilisée de manière fiable et prévisible. 

Un oubli bénéfique

D’un autre côté, renforcer la mémoire n’est pas toujours si souhaitable, par exemple avec les souvenirs indésirables ou traumatiques, qui peuvent grandement affecter le bien-être de ceux qui en sont porteurs. Curieusement, la TMR pourrait aussi, dans certains cas, aider à oublier [9]. La réactivation d’un souvenir émotionnellement intense durant le sommeil permettrait possiblement de réduire la réponse affective associée à ce souvenir. En fait, le milieu scientifique sait depuis la fin des années 1990 que le simple fait de se rejouer mentalement ou oralement un souvenir peut mettre ce dernier dans un état instable, fragile, et donc propice à être changé ou altéré. Ce phénomène s’appelle la « reconsolidation de la mémoire » [10]. Des thérapies visant à reconsolider ou à « réécrire »des souvenirs à l’éveil sont déjà utilisées chez des patients ayant vécu des traumatismes, et leur combinaison avec la TMR permettrait possiblement de favoriser l’émoussement de ces souvenirs non désirés [11]. Les chercheurs appellent cependant à la prudence : qu’un souvenir traumatique soit affaibli ou renforcé par la TMR durant le sommeil peut dépendre de différences méthodologiques relativement minimes, comme la nature du stimulus ou le moment de son application, et les mécanismes cérébraux qui expliquent l’un ou l’autre scénario sont encore loin d’être bien compris [12].

Une fenêtre sur le cerveau endormi

Bien que le mécanisme exact l’expliquant demeure inconnu, la présentation durant le sommeil d’un stimulus associé à un apprentissage provoque des changements spécifiques dans le cerveau. Dans l’exemple de l’odeur de rose, lorsque les participants y étaient exposés alors qu’ils dormaient dans un appareil à imagerie par résonance magnétique fonctionnelle *, une région du cerveau qui joue un rôle central dans la mémoire, nommée l’hippocampe *, devenait plus active [13]. D’autres régions impliquées dans la mémoire, entre autres au niveau du néocortex *, peuvent aussi s’activer pendant la TMR [14]. Ces divers résultats d’imagerie cérébrale indiquent que le cerveau, même endormi, est capable dans une certaine mesure de percevoir, de distinguer et de traiter de l’information venant de l’extérieur.

Cependant, les chercheurs ignorent toujours si ces réactivations de mémoire, autant celles qui se produisent spontanément que celles induites par un stimulus extérieur, sont perçues d’une quelconque manière par le dormeur. En effet, certains ont proposé que les rêves seraient peut-être la manifestation (quasi-)consciente de ces réactivations de mémoire ; tout comme ces dernières, les rêves sont souvent formés de fragments de souvenirs récents et de certains plus lointains. Une étude menée par la neuroscientifique Erin J. Wamsley à Boston a même montré que le fait de rêver à des éléments d’un apprentissage récent, et donc d’en réactiverle souvenir, était associé à une meilleure rétention de celui-ci le lendemain [15]. Toutefois, ces résultats demeurent aujourd’hui difficilement reproductibles et l’hypothèse que le rêve a un rôle à jouer dans la consolidation de la mémoire * reste à être démontrée.

Du laboratoire au lit

Si la TMR continue à faire ses preuves, elle pourrait un jour aider à freiner l’oubli chez ceux qui ont des troubles de mémoire liés au vieillissement ou aux maladies dégénératives, telles que l’Alzheimer. Puisque la méthode semble fonctionner pour stimuler les apprentissages moteurs, elle pourrait aussi aider à optimiser la réadaptation physique ou posturale, après une blessure ou un AVC, par exemple [16]. Outre son potentiel clinique, aura-t-elle un jour des applications chez les étudiants, qui travailleraient sur leurs mathématiques entourés d’une fragrance de menthe qui serait également présente, la nuit, sur leur oreiller ? La TMR doit tout de même être approchée avec prudence, puisque ses effets à long terme n’ont pas encore été étudiés. Notamment, la communauté scientifique ignore si le fait d’amplifier un apprentissage particulier se produit aux dépens d’un autre, ou si ce genre de stimulation peut perturber d’autres fonctions cruciales du sommeil. Une considération éthique s’impose également : la TMR semble en effet pouvoir aller au-delà d’un simple renforcement de la mémoire et aurait la capacité, par exemple, d’amplifier l’effet d’un entraînement visant à réduire les préjugés raciaux et de genre [17]. Si ceux-ci peuvent être influencés de manière inconsciente durant le sommeil, un encadrement éthiquement responsable de la TMR sera nécessaire pour prévenir des abus ou éviter une utilisation inadéquate de ses effets sur la cognition humaine [18].

 

 Claudia Picard-Deland, étudiante au programme de doctorat en neuroscience à l'Université de Montréal

Je donne