N’avez-vous jamais été curieux de savoir à quoi ressemble ce qui se cache sous votre peau ? Comment réagiriez-vous si on épluchait un cadavre, couche par couche, à la manière d’un oignon ? La scène paraît dégoûtante, mais elle a pourtant engendré des sculptures tenant à la fois de la leçon d’anatomie et de l’oeuvre d’art, qui ont fasciné plus de 20 millions de visiteurs et continuent de créer un engouement sur trois continents.

Qu’il s’agisse d’un joueur de soccer dont l’absence de peau dévoile ses muscles en pleine action, d’un penseur dévoilant son cerveau, ou d’un poumon de fumeur affreusement noirci, l’exposition Body Worlds, rebaptisée Le Monde du corps pour son passage au Centre des sciences de Montréal de mai à septembre 2007, ne laisse personne indifférent. Devant plusieurs de ces sculptures, un même constat : combien l’être humain ne tient qu’à un fil. L’étirement du pied qui frappe le ballon repose sur une poignée de tendons qui semblent si fragiles. Le labyrinthe du système nerveux est aussi mince qu’une feuille de papier. Et pourtant, ça marche !

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« J’ai voulu démocratiser l’anatomie », répète sur toutes les tribunes « l’inventeur » de cette exposition, le Dr Gunther von Hagens, 62 ans. Mais Body Worlds jongle aussi avec la réflexion philosophique : c’est notre mortalité qui nous saute au visage, en même temps qu’une beauté qu’on n’aurait jamais cru pouvoir associer à des cadavres.

Il a fallu du temps pour la voir à Montréal. Présentée pour la première fois à Tokyo en 1995, l’exposition était à Toronto en 2005 et à Boston en 2006. Son succès est tel qu’il y a désormais trois Body Worlds simultanément en Amérique du Nord. « On y travaille depuis deux ans », explique Michel Groulx, directeur de la recherche et des contenus au Centre des sciences de Montréal. L’exposition occupera 1000 mètres carrés, deux fois plus que la moyenne des expositions du Centre montréalais.

À Phoenix, région métropolitaine de 2 millions d’habitants entourée par le désert de l’Arizona, elle aura attiré plus de 400 000 personnes entre la fin-janvier et la fin-mai. A Montréal, on en espère au moins autant.

Le business de la science

Gunther von Hagens a mis au point la technique de plastination en 1977. Elle est gérée, depuis 1993, par l’Institut de plastination, une entreprise qu’il a fondée à Heidelberg, en Allemagne. Et c’est une business en soi : quelque 400 laboratoires et universités lui achètent désormais des cadavres ou des organes « plastinés ».

Pour satisfaire à cette demande, l’Institut s’approvisionne à l’étranger, et de là vient la controverse qui poursuit Body Worlds : von Hagens a été accusé d’avoir utilisé, pour ses expositions et pour approvisionner ses clients, des corps de patients d’hôpitaux du Kirghizistan qui n’avaient pas donné leur consentement, ainsi que des prisonniers exécutés en Chine. Deux journalistes allemands ont produit en 2004 un livre, Der über Leichen geht (littéralement : Il enjambe des cadavres), puis un film, qui ont contribué à alimenter la controverse. À l’été 2004, von Hagens invoquait le « harcèlement » pour justifier que l’exposition quitte l’Europe (elle n’a toutefois jamais été présentée en France) et se concentre désormais en Amérique du Nord, mais plus récemment, une nouvelle usine de plastination a été ouverte en Allemagne, près de la frontière polonaise. En 2004, des accusations déposées contre lui ont été rejetées par les tribunaux allemands. Parallèlement, le Centre de sciences de Californie, à Los Angeles, a tenu une enquête qui a conclu que les corps utilisés dans les expositions avaient fait l’objet d’un « consentement éclairé ». Montréal et les autres lieux nord-américains s’appuient sur cette enquête.

Et Body Worlds n’est plus seul. Son succès — les revenus sont estimés à 200 millions $ — a engendré des imitateurs : The Universe Within (San Francisco), Bodies Revealed (Corée du Sud), Body Exploration (Taïwan)... Au point où au moins deux poursuites pour violation du droit d’auteur ont été déposées. Le Dr Sui Hongjin, responsable de la plastination au sein de la compagnie d’Atlanta Premier Exhibition, qui organise plusieurs de ces expositions concurrentes, est un ancien administrateur de l’usine qu’a ouvert le Dr von Hagens à Dalian, en Chine, en 1999.

En août 2006, le New York Times qualifiait les entreprises de Dalian « d’usines modernes de momification ». « Des centaines de travailleurs chinois nettoient, coupent, dissèquent, préservent et reconstituent des corps humains, les préparant pour le marché international des expositions muséales. » L’usine de von Hagens, à elle seule, emploie plus de 250 personnes. Le gouvernement chinois a dû imposer l’an dernier de nouvelles réglementations sur l’exportation de cadavres !

Mais le succès est indéniable. Dans plusieurs centres de science, il a fallu prolonger les heures d’ouverture. La responsable des communications à Phoenix, Jennifer Williams, dit accueillir cinq à dix groupes scolaires par jour. Robert West, un consultant de Washington spécialisé dans l’industrie muséale, affirme que ce type d’exposition constitue, de loin, l’événement le plus populaire des centres de science et d’histoire naturelle. « Nous n’avons rien vu de tel depuis les dinosaures des années 1980. »

Science ou spectacle ?

Si Gunther von Hagens est la vedette médiatique, la Dre Angelina Whalley est la pragmatique. Mariée à von Hagens depuis 1992, elle est administratrice de l’Institut de plastination, et responsable du design des expositions : « il faut s’assurer qu’il y ait une gradation, explique-t-elle. On commence par quelque chose que les gens connaissent : le squelette. Et on introduit une sorte de dramatisation » pour conduire les visiteurs jusqu’au bout.

Entre eux deux, reconnaît-elle, c’est von Hagens qui est le plus « inventif ». Un euphémisme : c’est lui qui a eu l’idée de mettre dans un autobus de Berlin, pour faire la promotion de Body Worlds, le corps plastiné d’une femme, ventre ouvert pour qu’on y voie le foetus de plusieurs mois qu’elle portait lors de son décès.

À Londres en 2002, von Hagens a effectué une autopsie devant public — une première depuis deux siècles. En 2003, il a offert une pension à vie à l’un des hommes les plus grands du monde —2 mètres 39 — s’il acceptait de lui léguer son corps. À Hambourg en 2003, l’exposition a été installée dans un musée d’art érotique situé dans le quartier « chaud ». Les prostituées ont pu entrer gratuitement et une nouvelle sculpture a été ajoutée pour l’occasion : un homme avec une érection. Celle-là, vous ne la verrez pas à Montréal...

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