Et si le blogue symbolisait autant l’avenir de la vulgarisation que l’avenir de la communication entre chercheurs? Pendant qu’aux États-Unis, toute l’attention se porte sur les scientifiques qui bloguent pour le grand public —dont certains, avec un succès impressionnant— d’autres expériences amènent à se demander si blogues, « wikis » et tout ce mythique « Web 2.0 », ne débarqueraient pas au moment où la communauté scientifique avait justement besoin d’un sérieux coup de pouce.

 

Près de 2000 scientifiques ou étudiants en science blogueraient désormais sur une base mensuelle, hebdomadaire, voire quotidienne. Aux États-Unis, c’est dès 2003 que les plus audacieux ont compris combien le blogue ouvrait une fenêtre inespérée : d’un côté, une partie inquiétante du public voit encore le scientifique comme un Prof Tournesol enfermé dans sa tour d’ivoire. De l’autre, la place que les médias allouent à la science est si mince —et elle rétrécit!— que les scientifiques ont peu d’opportunités pour renverser cette perception négative.

Abonnez-vous à notre infolettre!

Pour ne rien rater de l'actualité scientifique et tout savoir sur nos efforts pour lutter contre les fausses nouvelles et la désinformation!

Certes, les professionnels de la vulgarisation ont réalisé d’énormes gains, depuis leur expansion dans les années 1950-1960. Mais avec les progrès d’Internet, les scientifiques disposent désormais d’outils pour jeter eux-mêmes ce pont vers le public : à la différence des outils « traditionnels » —conférences, bars des sciences, magazines, entrevues télévisées, etc.— le premier venu peut s’approprier les nouveaux outils d’Internet: pas besoin de compétences informatiques, ni du moindre budget, ni d’une salle à louer... Mieux encore, ces outils peuvent s’intégrer dans le travail quotidien des scientifiques.

Pourquoi est-ce qu’on blogue?

Automne 2004. L’auteur à best-sellers Michael Crichton (Le Parc jurassique) publie un roman, State of Fear. Sa trame : le réchauffement climatique constitue un canular... et l’auteur offre une bibliographie pour appuyer ses dires! Pour une demi-douzaine de climatologues américains, c’en est trop. Ils fondent Real Climate, blogue voué à donner l’heure juste. Aujourd’hui, c’est un des trois blogues scientifiques les plus populaires au monde.

Il « remplit un besoin pour une information brute et accessible, qui va plus en profondeur que les articles de journaux, mais est plus facile à comprendre que la littérature scientifique », résume un de ses fondateurs, Gavin Schmidt, spécialiste de la modélisation des climats à l’Institut Goddard des sciences spatiales.

Tous les scientifiques et étudiants en science interrogés —que ce soit par l’Agence Science-Presse, qui a créé en 2005 les premiers blogues rédigés par des scientifiques en français, ou par Nature, qui suit de près le phénomène depuis 2005— ont répondu qu’ils bloguaient pour vulgariser leur savoir et pour parler de sujets dont, à leur avis, les médias parlent peu, ou mal. Mais attention : « vulgariser » ne signifie pas rejoindre l’auditoire de La Presse ou du New York Times : même un billet spécialisé sur un blogue de génétique, s’il rejoint des juristes de la bioéthique ou des biochimistes, atteint du coup un auditoire plus large et plus diversifié.

« Les blogues académiques, écrivait il y a près de quatre ans le politologue américain Henry Farrell, fournissent un carnaval d’idées, un échange d’arguments et des débats vivants et excitants... Le blogue ne remplacera pas les publications académiques, mais il construit déjà un espace pour des conversations sérieuses autour de nos articles plus rigoureux. »

Un carnet de note commun

Prenez OpenWetWare. Son but premier, en 2005, était de faciliter l’échange d’informations entre étudiants de deux laboratoires en génie biologique au M.I.T. Aujourd’hui, près de 110 laboratoires dans 60 universités sur les cinq continents sont des contributeurs autorisés de ce « wiki », c’est-à-dire un site où, comme Wikipédia, tous les contributeurs peuvent ajouter du texte ou le corriger. Un carnet de laboratoire commun.

Le risque de se faire voler ses données? Ça ne semble pas préoccuper la généticienne Maureen Hoatlin, de l’Université des sciences et de la santé de l’Oregon, pour qui les avantages de l’outil —« m’aider à organiser toute cette information »— l’emportent sur les risques.

À Philadelphie, le chimiste Jean-Claude Bradley —franco-ontarien d’origine— est engagé dans la même démarche. « Nous ne mettons pas juste (en ligne) ce qui a fonctionné, mais aussi les expériences qui ont échoué ». Ses étudiants de l’Université Drexel entretiennent un blogue très spécialisé, Useful Chemistry, et un wiki, qui contient les données brutes. « Nous avons pensé que si nous ne pouvions pas utiliser les données, peut-être que d’autres leur trouveraient un usage. » À l’expression accès libre (open access), il propose d’ajouter open notebook, « carnet de notes libre ».

Deux décennies d’évolution

Cette évolution a commencé bien avant les blogues. En 1991, le physicien Paul Ginsparg, de l’Université Cornell (New York), lance ArXiv, un « serveur de pré-publication » : le but premier est d’assurer à chacun un droit d’auteur sur une découverte ou une idée avant sa parution. Mais la conséquence, c’est un élargissement de l’auditoire. Depuis ce jour, ceux qui ont milité pour un accès libre aux données scientifiques (comme le groupe Public Library of Science, fondé en 2001), n’ont jamais cessé d’accumuler les victoires (déclarations d’intention des universités, appui des organismes subventionnaires, etc.). Chaque nouvel outil Internet élargit un peu plus l’auditoire et ouvre un peu plus la porte à des échanges entre scientifiques jusque-là séparés par des barrières géographiques, culturelles ou académiques.

C’est jusqu’à l’impérial processus de révision par les pairs qui se retrouve avec le potentiel d’être enrichi. Pourquoi se contenter de deux ou trois commentaires anonymes, quand on peut vraiment faire appel à ses pairs? Pourquoi attendre un an quand on peut entamer un dialogue qui se mesure en semaines, voire en jours?

« Et si le mantra d’avenir de la recherche scientifique n’était plus Publier ou périr, mais Télécharger et partager ses données brutes, et avoir un facteur d’impact élevé avec son blogue —ou périr. » Cette boutade, lancée par Nature en décembre 2005, risque de ne plus en être une dans 30 ans.

L’organisme BioMedCentral a lancé dans cet esprit Biology Direct en 2005. Et PLOS a lancé PLoSOne en 2006 : les articles, après sélection, sont mis en ligne dans l’espoir que s’y fasse la véritable révision par les pairs, grâce aux commentaires des visiteurs. À cette fin, PLOS One a embauché en 2007 un webmestre, l’étudiant Bora Zivkovic, dont la tâche est de « motiver » les visiteurs. Zivkovic était déjà connu comme un blogueur prolifique, ce qui fut déterminant pour son embauche.

Au plan de la forme, il n’y a qu’une différence de degrés entre cet effort de PLOS One et un Real Climate qui se nourrit à la fois des contributions de ses auteurs et de ses visiteurs. Où passe la ligne entre le blogue spécialisé et le blogue de vulgarisation ? Cette ligne n’existe déjà plus.

Dans 30 ans?

Mais jusqu’où cette évolution ira-t-elle? Pour l’Agence Science-Presse, créatrice des blogues francophones Science! on blogue, cette question a une connotation particulière, en cette année de notre 30e anniversaire. Lorsque nous avons commencé à produire de l’information scientifique pour les médias, en 1978, le joueur dominant dans la diffusion de l’information scientifique, c’était le journaliste, à titre de professionnel libre et indépendant. Or, depuis 30 ans :

- les médias reculent sur tous les fronts (les salles de rédaction des journaux, des radios et des télés réduisent leurs budgets, la profession journalistique est de plus en plus composée d’employés précaires et au Québec, la plupart des journalistes spécialisés en science sont incapables de survivre en ne traitant que de science)

- tandis que l’industrie des relations publiques vit une croissance ininterrompue (les universités, les compagnies, et jusqu’aux hôpitaux et aux organismes subventionnaires, embauchent des relationnistes ou investissent dans leur communication et leur promotion).

En d’autres termes, depuis 30 ans, une bulle rétrécit, celle du journalisme, pendant que l’autre grossit, celle des relationnistes. Parallèlement, une troisième bulle apparaît : les scientifiques, déjà plus nombreux à oser vulgariser qu’il y a 30 ans, voient avec Internet un nouveau territoire s’ouvrir. Ils sont déjà des milliers à bloguer, à créer des « wikis », voire à produire de mini-émissions de radio en baladodiffusion. Le journaliste scientifique Carl Zimmer racontait en 2007 une anecdote révélatrice de ce qui nous attend dans les 30 prochaines années : il achève à peine une entrevue avec un biologiste cellulaire que celui-ci est déjà en train d’en parler sur son blogue, où cela génère une discussion passionnée qui se répercute sur d’autres blogues. L’information se révèle plus riche et plus variée que celle contenue dans l’article du journaliste... qui ne paraîtra que quelques jours plus tard!

Bémol : dans notre société, le journaliste est le seul à pouvoir creuser un problème controversé sans risquer d’être accusé de conflit d’intérêt. Si on se réjouit de voir des scientifiques jeter un pont vers un public élargi, en parallèle, on a toutes les raisons de s’inquiéter de ce qui subsistera, dans 30 ans, d’une information scientifique libre et indépendante.

Ce texte est paru initialement dans l'édition de novembre 2008 de la revue Découvrir.

 

Je donne