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Il fait nuit. Les grillons chantent à l’abri dans la végétation. Soudain, l’un d’eux avance d’un pas décidé jusqu’au bord d’une mare et, sans un regard d’adieu pour sa vie terrestre, s’élance dans l’eau. Lui qui ne sait même pas nager! Ce n’est pas le chagrin qui le pousse à commettre ce geste irréparable, mais un astucieux passager clandestin.

En effet, quelques secondes après le grand saut, un ver de plusieurs dizaines de centimètres s’extrait de l’abdomen du grillon. Frédéric Thomas, chercheur au Centre national de recherche scientifique (CNRS-IRD) à Montpellier, explique que ce ver parasite qui doit atteindre l’eau fait face à un obstacle de taille puisqu’il est à l’intérieur d’un insecte essentiellement terrestre. Il a donc orchestré cette scène afin de retrouver le milieu où il doit vivre son stade adulte et se reproduire. Sa progéniture pourra ensuite parasiter de la même façon les larves d’insectes aquatiques (voir la deuxième illustration ci-contre).

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Spécialiste de la manipulation parasitaire, Frédéric Thomas assure que le fait qu'un organisme puisse prendre le contrôle du comportement d’un autre organisme est un phénomène plus fréquent qu’on ne le croit.

Et si vous étiez vous-mêmes manipulés?

Un parasite manipulateur unicellulaire, Toxoplasma gondii, est fortement soupçonné d’avoir des effets sur le comportement humain et se loge peut-être en ce moment même dans votre cerveau. Ou, plus précisément, dans le cerveau d’un lecteur sur trois.

Depuis un temps indéterminé, ce parasite connaît deux hôtes: le chat et le rat. Ce dernier attrape le parasite en mangeant les excréments d’un chat infecté. Le parasite se loge alors dans le cerveau du rat et, études à l’appui, il modifie le comportement de ce rat en lui enlevant sa peur des chats! Le rat va donc s’approcher volontairement du chat et se faire dévorer: la boucle est alors bouclée et le cycle peut recommencer.

Or, avec la domestication des chats, les humains sont eux aussi en contact avec le parasite. Nous sommes infectés en manipulant la litière de nos chats domestiques ou en consommant de la viande contaminée. Et comme chez le rat, le parasite se loge dans notre cerveau. Longtemps considérée bénigne, sauf pour les femmes enceintes, l’infection par ce parasite attire l’attention des chercheurs depuis quelques années car, un peu comme chez le rat, il modifierait notre comportement.

Kevin Lafferty, chercheur à l’Université de Californie à Santa Barbara spécialisé en écologie des parasites, s’est penché sur la question. D’abord rassurant, il explique que les kystes causés par le parasite sont minuscules et occupent un espace bien inférieur à 1% du volume du cerveau. Pourtant, cela ne les empêche pas d’avoir des effets inquiétants. Chaque année, de nouvelles études associent Toxoplasma gondii à des traits de personnalité particuliers ou à des troubles psychologiques. Par exemple, une étude passant en revue de ce qui s’était publié sur le sujet a conclu en 2007 que les personnes infectées avaient 2,7 fois plus de chances de développer la schizophrénie. Selon une étude danoise, les mères atteintes auraient 53% plus de chances d’avoir des comportements violents envers elles-mêmes. Ou encore, les nombreuses études du chercheur tchèque Jaroslav Flegr qui tendent à montrer que les femmes infectées seraient plus dévouées, conformistes, chaleureuses et attentives aux autres alors que les hommes infectés seraient plus rigides, stoïques, songeurs et facilement bouleversés.

Mais attention, une corrélation ne signifie pas que le parasite est la cause de ces transformations —ni que ces transformations sont profondes. Selon Kevin Lafferty. «les différences de personnalité associées à l’infection chez les humains sont subtiles. C’est seulement lorsqu’on regarde des moyennes statistiques entre des groupes que les différences émergent».

De plus, comme une étude parue en 2000 dans l’International Journal for Parasitology le suggère, les taux d’infection varient considérablement entre les pays. Là où le chat est domestiqué depuis longtemps et où on consomme de la viande crue, les taux sont plus élevés que là où ces habitudes sont peu développées.

Des conséquences qui dépassent l’hôte

Si un parasite peut avoir certaines conséquences sur la personnalité et même la culture d’un groupe, qu’en est-il de toutes ces espèces parasitées dans la nature? Selon Frédéric Thomas, «les conséquences sur les écosystèmes sont profondes.»

Un dimanche de repos, alors qu’il se trouve en Nouvelle-Zélande pour étudier les grillons suicidaires, Frédéric Thomas sort observer les oiseaux de bord de mer. Il s’aperçoit que certaines coques, une espèce de crustacé, manifestent un comportement inhabituel. «Elles étaient à la surface de la vase au lieu d’être cachées en dessous. Du coup, elles se faisaient davantage manger par les oiseaux aquatiques.»

Ses études ultérieures confirment que dans les lagunes où les coques sont à découvert, elles sont en fait infectées par un ver parasite. Lorsque le parasite est absent, toutes les coques sont enfouies dans la vase et protégées des oiseaux prédateurs. On l’aura compris, le prochain hôte du parasite est justement cet oiseau qui mange les coques: le ver manipule donc les coques pour favoriser sa transmission.

Mais les conséquences de la présence de ce parasite dépassent largement le destin des coques. En effet, dans les lagunes où les coques sont saines et enfouies, seul un petit bout de leur coquille sort de la vase, et les anémones sont les seules qui peuvent s’y accrocher. À l’opposé, dans les lagunes où le parasite est présent, les coquilles exposées des coques offrent un support à un grand nombre espèces d’invertébrés (voir figure 2). La présence du parasite diversifie donc l’habitat. «Si vous enlevez le parasite manipulateur de l’écosystème, vous faites diminuer sa biodiversité d’au moins 18 espèces», insiste Frédéric Thomas. Les lagunes où les coques sont parasitées sont donc très différentes, d’un point de vue écologique, des lagunes où le parasite est absent.

Dans combien de situations des parasites cachés tirent-ils sur les ficelles du cerveau de leurs hôtes et transforment ainsi leurs comportements, leurs habitats et même, d’une certaine manière, leurs destins? Les ramifications du phénomène sont infinies: des études se penchent sur l’effet des parasites sur l’odeur de leur hôte et leur probabilité d’être choisi comme partenaire sexuel, d’autres sur le lien entre la toxoplasmose et les accidents de voiture, ou d’autres encore sur les moyens chimiques permettant de transformer une créature en zombie. Comme si l’idée que des créatures vivent paisiblement dans notre cerveau n’était pas suffisamment désagréable…

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