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Il y a 100 ans, le 1er septembre 1914, mourait Martha, la dernière survivante. Il y en avait eu des milliards comme elle.

« Exemple poignant de ce qui se produit lorsque les intérêts de l’homme entrent en conflit avec ceux de la nature », explique l’encyclopédie de l’Institut Smithsonian sous «pigeon voyageur». Un euphémisme: à l’arrivée des Européens en Amérique, il y aurait eu entre 3 et 5 milliards de pigeons voyageurs (Ectopistes migratorius).

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En mars 1900, lorsque les autorités ont réalisé qu’elles devaient réagir, il ne restait plus que quelques individus recensés, tous dans des zoos. Martha, 29 ans, est décédée dans celui de Cincinnati, après avoir passé ses dernières années à attirer des foules de curieux. Empaillée, elle est aujourd’hui entreposée au musée d’histoire naturelle du Smithsonian, à Washington.

Il est exact que les intérêts de l’homme ont joué contre Martha. Ces oiseaux, qui migraient des Grands Lacs ou du Québec jusqu’au Texas ou à la Floride, se déplaçaient en bandes si énormes qu’elles pouvaient dévorer dans un pan de la forêt des réserves entières de graines, de glands, de noix et de petits fruits pendant un mois —pour ne plus revenir ensuite au même endroit pendant plus d’une décennie, lui donnant le temps de se rétablir. C’était une stratégie efficace... tant que les immenses forêts du continent restaient intactes.

Mais l’humain tout court a aussi joué contre Martha. Avoir un nuage d’oiseaux qui passe au-dessus des mêmes têtes pendant des jours a agi comme un aimant pour les chasseurs, professionnels et amateurs, raconte le journaliste Joseph Stromberg dans Vox :

Ils ont utilisé des filets, des fusils, le feu et même des fumées toxiques pour tuer des dizaines de milliers d'oiseaux dans une seule journée. Certains individus ont envoyé des millions d'oiseaux par année aux villes de la côte Est, les vendant pour aussi peu qu'un sou l'oiseau. Ils étaient communément mangés sous la forme de tartes au pigeon.

La technologie —le télégraphe, réseau social de l’époque— a peut-être été le dernier clou dans le cercueil, ajoute son collègue Carl Zimmer : «les pigeons sont ici» est devenu rapidement le cri de ralliement de ces chasseurs, qui pouvaient sauter par centaines dans les trains et se rendre là où des millions d’oiseaux avaient choisi de nicher pour la saison.

En mai 1900, les élus américains votaient la loi Lacey, peut-être la première loi de l’histoire née spécifiquement pour réagir à l’urgence de protéger des espèces animales menacées. Elle ne visait pas à protéger uniquement les pigeons voyageurs, et pour eux, il était de toute façon trop tard, même si on ne le savait pas encore.

Il faut dire que peu de gens auraient pu croire, à l’époque, qu’un oiseau aussi abondant puisse disparaître. John James Audubon, naturaliste et ornithologue d’origine française, qui donnera un jour son nom à la Société Audubon, l’un des plus anciens organismes de protection de la nature, décrivait ainsi le spectacle en 1813:

Je continuai ma route, et plus j’avançais, plus je rencontrais de pigeons. L’air en était littéralement rempli ; la lumière du jour, en plein midi, s’en trouvait obscurcie comme par une éclipse.
(...) Je m’arrêtai, pour dîner, à l’hôtel de Young, au confluent de la rivière Salée avec l’Ohio ; et de là, je pus voir à loisir d’immenses légions passant toujours sur un front qui s’étendait bien au-delà de l’Ohio, dans l’ouest ; et des forêts de hêtres qu’on découvre directement à l’est.
(...)Je renonce à vous décrire l’admirable spectacle qu’offraient leurs évolutions aériennes lorsque, par hasard, un faucon venait à fondre sur l’arrière-garde de l’une de leurs troupes : tous à la fois, comme un torrent et avec un bruit de tonnerre, ils se précipitaient en masses compactes, se pressant l’un sur l’autre vers le centre ; et ces masses solides dardaient en avant en lignes brisées ou gracieusement onduleuses, descendaient et rasaient la terre avec une inconcevable rapidité, montaient perpendiculairement de manière à former une immense colonne ; puis, à perte de vue, tournoyaient, en tordant leurs lignes sans fin qui représentaient la marche sinueuse d’un gigantesque serpent.
Avant le coucher du soleil, j’atteignis Louisville, éloignée de Harsdenbourg de cinquante-cinq milles ; les pigeons passaient toujours en même nombre, et continuèrent ainsi pendant trois jours sans cesser. Tout le monde avait pris les armes ; les bords de l’Ohio étaient couverts d’hommes et de jeunes garçons fusillant sans relâche les pauvres voyageurs qui volaient plus bas en passant la rivière. Des multitudes furent détruites ; pendant une semaine et plus, toute la population ne se nourrit que de pigeons, et pendant ce temps l’atmosphère resta profondément imprégnée de l’odeur particulière à cette espèce.
Je donne