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Des médecins américains ont recommandé la température de l’eau idéale pour mener à bien la simulation de noyade (waterboarding) lors des séances de torture. Cette explication à faire dresser les cheveux sur la tête est extraite du rapport du Sénat américain sur la torture, dévoilé mardi. Et ce n’est pas le seul exemple.

Des médecins ont bel et bien joué un rôle dans ces séances de torture effectuées sous l’égide de la CIA, et au moins deux ont joué un rôle non seulement déterminant, mais qui les a enrichis.

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Si le Serment d’Hippocrate a encore un sens —un médecin doit soigner tout le monde, sans discrimination, et ne doit pas faire de mal— celui-ci s’est évanoui dans les salles sinistres qui forment le décor du rapport. Car dans ce document de 600 pages (version expurgée du véritable rapport qui en fait 6000 et qui n’a pas encore été rendu public), en plus des descriptions d’actes commis, il est question en au moins une douzaine d’endroits de médecins qui ont conseillé les méthodes les plus «efficaces», quand ils ne les ont pas carrément conçues.

Chirurgien et chroniqueur au New Yorker, Atul Gawanda a résumé le dégoût qui l’anime dans une série de tweets publiés mercredi.

La torture ne pourrait pas avoir eu lieu sans une supervision médicale. La profession médicale était profondément intégrée à cette inhumanité.

Deux personnes ressortent particulièrement du lot, deux psychologues qui ont été payés la rondelette somme de 81 millions$, de 2002 à 2009. Ils devaient initialement être payés 180 millions, mais le contrat a pris fin en 2009, après l’arrivée d’Obama au pouvoir. Ils ont été embauchés en juillet 2002, après la capture au Pakistan d’Abou Zoubaydah, un Saoudien soupçonné d’être un lieutenant d’Al-Qaida (une accusation retirée depuis). Or, le rapport du Sénat conclut que lorsqu’ils ont été embauchés, ils n’avaient «aucune connaissance spécifique d’Al-Qaida, ni expérience en contre-terrorisme ou toute expérience culturelle ou linguistique pertinente». Ils ont pourtant contribué à créer le programme «d’interrogatoire», d’abord dans une prison d’un pays «ami» —que le rapport ne nomme pas, mais que des médias identifient comme la Thaïlande. Cette prison serait ensuite devenue le «laboratoire» des techniques employées pendant la décennie suivante.

Certains de ces prisonniers ont été ensuite transférés à la prison américaine de Guantanamo; certains s’y trouvent encore.

Bien que le document du Sénat ait caché leurs noms, ainsi que ceux des autres participants aux «interrogatoires», les médias américains avaient identifié les deux psychologues dès 2009: James Mitchell et Bruce Jessen. Tous deux avaient au préalable travaillé pour l’armée de l’air américaine. Des associations de défense des droits humains avaient protesté à l’époque, mais avaient peu d’informations solides.

On prête à ces deux hommes le «perfectionnement» d’au moins 10 techniques, de la simulation de noyade à la privation de sommeil en passant par le fait de placer les prisonniers dans des positions «de stress»: un euphémisme pour désigner un prisonnier qu’on garde enchaîné debout, pendant des heures, voire des jours. Ou qu’on oblige à se tenir debout, en dépit d’une jambe fracturée.

Leur nouveau travail est devenu suffisamment lucratif pour qu’ils forment une compagnie en 2005, qui a compté jusqu’à sept associés, et a continué d’être sous contrat pour la CIA jusqu’en 2009. Selon le rapport:

Les sous-traitants devaient aussi évaluer si l’état psychologique du détenu permettait de continuer à utiliser les techniques, même pour certains détenus qu’ils interrogeaient eux-mêmes ou avaient interrogés.

Retrouvé par les journalistes mercredi, l’un des deux psychologues, James Mitchell, a déclaré le rapport «factuellement incorrect», mais a refusé d’identifier où étaient les erreurs en raison, dit-il, d’une clause de confidentialité.

D’autres actes sordides figurent dans le document: la plupart des médias ont ainsi rapporté qu’au moins cinq détenus auraient été «alimentés de force» par le rectum. Certes, une technique médicale appelée «réhydratation rectale» existe bel et bien, elle est utilisée chez certains patients, mais est totalement injustifiée ici, s’indigne le Dr Atul Gawande.

Les médecins ont longtemps été la conscience médicale des militaires. Le pire est arrivé parce que les responsables médicaux au sein du gouvernement ont abdiqué ce rôle.

On évoque aussi en page 113 que «le bureau des services médicaux» de l’armée aurait été consulté pour déterminer à quel moment des fractures ou des blessures étaient suffisamment guéries pour reprendre la torture. On cite au moins un cas où il aurait fallu pratiquer le bouche-à-bouche pour ressusciter un détenu... afin de pouvoir reprendre la torture. Quant au premier prisonnier documenté, Abou Zoubaydah, la scène décrite dans le rapport ne fait pas honneur à la profession médicale, qu’un médecin ait été ou non présent jusque-là: la description d’un homme «complètement sans réaction, avec des bulles sortant de sa bouche ouverte», après une longue séance de simulations de noyade.

Et le fait est que ce n’est pas la première fois, dans l’histoire récente, que filtrent des récits où des médecins ont contribué à de tels actes. La psychologie contient plus de ces récits qu'on ne l'imagine, au point où l'Association américaine des psychologues semble avoir du mal à établir une position claire —et où des opposants à ces pratiques ont senti le besoin de créer une Coalition pour une psychologie éthique.

La revue Forbes rappelle par ailleurs qu’une étude parue en 2008 dans la revue Torture évalue que 20% des prisonniers torturés évoquent l’implication, de près ou de loin, d’un médecin. Comme leur recherche est internationale, les chercheurs notent que plusieurs de ces médecins vivent dans des régimes totalitaires et mettent leur vie ou celle de leur famille en danger s’ils n’obéissent pas.

Mais le rapport du Sénat, lui, parle d’actes commis dans des pays amis des États-Unis en présence de médecins américains, et avec l’approbation de leurs supérieurs de l’armée ou de la CIA. Hippocrate doit s’en retourner dans sa tombe.

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Mise à jour le 11 décembre à 23h50: ajout de références dans l'encadré et ajout de l'avant-dernier paragraphe sur les associations de psychologues.

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