Cette semaine, il n'y aura pas de blogue à proprement dit, grève oblige. Après les étudiants, c'est au tour des professeurs de l'Université de Montréal de faire la grève. Une journée, d'abord, il y a deux semaines, puis deux jours cette semaine. Comme je suis en congé sabbatique à Paris, il m'est impossible de piqueter devant la station de métro Université de Montréal, alors je manifeste électroniquement.

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Malgré tout, je veux préserver le caractère éducatif de ce site (fourni par l'Agence Science-Presse), alors j'en profiterai pour expliquer un peu le travail du professeur d'université. Celui-ci a bien changé au fil des années, et nous sommes bien loin de la tour d'ivoire de jadis.

Les devoirs du professeur sont multiples. Tout d'abord, il y a l'enseignement, ce qui inclut les cours, bien sûr. Et si on ne comptait que ceux-ci, environ 6 heures par semaine, notre tâche serait bien légère.  Il faut aussi la supervision de stagiaires d'été, d'étudiants aux cycles supérieurs — maîtrise et doctorat — et de stagiaires postdoctoraux.

L'enseignement n'est pas tout. Le professeur est un « professeur-chercheur ». Nous devons consacrer une part importante de notre temps à la recherche. Ce dernier volet a pris une ampleur considérable à l'Université de Montréal au cours des 20 dernières années, comme dans beaucoup d'autres universités à travers le monde. Aujourd'hui, l'UdeM se place première, deuxième ou troisième au Canada selon presque tous les indicateurs de qualité ou de quantité de recherche.  Il ne s'agit pas simplement de s'asseoir à un café en attendant que l'inspiration vienne. Au-delà des activités dans le laboratoire ou, dans mon cas, devant le superordinateur, la recherche universitaire implique une kyrielle d'activités connexes qui ne peuvent être évitées.

Première d'entre elles, la recherche de fonds nécessaires à l'achat d'équipement et au financement des étudiants et chercheurs qui travailleront dans le groupe. Les sources sont multiples et on passe facilement un mois par année à écrire des demandes de subventions, car toutes ne sont pas accordées.

Les chercheurs universitaires ne travaillent pas dans l'isolement. Nous sommes intégrés à une grande communauté internationale. C'était vrai pour Maxwell et Einstein, ce l'est encore pour nous. La gestion de la découverte se fait par « les pairs ». Lorsque j'écris un article rapportant de nouveaux résultats, je l'envoie à une revue scientifique. L'éditeur prend mon article et l'envoie à deux ou trois autres chercheurs spécialistes du domaine et leur demande de commenter : est-ce que les résultats sont corrects? est-ce qu'ils sont bien présentés? suffisamment importants? faut-il faire encore du travail? Dépendamment de ces avis, l'éditeur acceptera mon article, le rejettera ou me demandera d'y apporter des modifications.  Entre temps, je recevrai moi aussi des articles à évaluer, je les lirai attentivement et préparerai des rapports détaillés, dans un processus permettant à la science d'avancer avec le moins d'erreurs possible.

Marchant à l'encontre du régime capitaliste brutal en vigueur aujourd'hui, tout ce travail d'évaluation se fait bénévolement. Qu'il s'agisse d'étudier la validité de nouveaux résultats, l'originalité de demandes de subvention ou la qualité d'une thèse soutenue dans une université étrangère, le travail se fait sans compensation financière, dans un esprit d'entraide et de service à la cause du savoir, conservant de forts relents du temps où la recherche était réservée à une classe privilégiée. C'est cette absence de gain direct qui permet au système de fonctionner, avec un minimum de corruption.

La tâche du professeur ne s'arrête pas là. L'université est gérée en bonne partie par les professeurs, qui participent à des comités, des jurys et diverses autres instances essentielles au bon fonctionnement de l'institution. À tout ce travail, on doit ajouter les multiples autres demandes : présentations dans les écoles, blogues (tel que celui-ci), etc.

Pour parvenir à caser toutes ces activités dans une semaine, le professeur ne peut pas compter ses heures. Ce n'est pas un esclavage, bien sûr, car ce travail est souvent aussi une passion et le professeur accomplit généralement toutes ces tâches de bonne foi.

Ce fonctionnement, qui brise toutes les règles de la société moderne, est fragile. Or, on observe de plus en plus que les hautes administrations des universités à travers le monde maltraitent ce système en tentant de lui substituer le modèle de l'entreprise capitaliste. Les signes sont nombreux : le salaire des dirigeants augmente beaucoup plus rapidement que celui des professeurs et des autres membres du personnel, cherchant à s'aligner sur celui des P.D.G. (heureusement, il est encore à la traîne); les postes d'administrateurs bien payés se multiplient — car il faut planifier, créer des programmes, tenir des réunions. Durant ce temps, les pressions sur les professeurs se multiplient, afin que leur performance augmente, en général, sans aucune contrepartie. Ainsi, les décisions deviennent de plus en plus autocratiques et les professeurs apparaissent comme de simples exécutants au service de l'administration; en contradiction profonde avec l'esprit même de l'université.

Les conséquences de ces bouleversements sont immenses. Dans sa structure traditionnelle, l'université demeure un des seuls lieux de pensée indépendante et libre, formatrice et observatrice de la Société. Or, ceci déplaît aux administrateurs qui préféreraient une institution productrice, productrice d'étudiants bien formés, de technologies et d'applications au service de l'Économie. Les pans de savoir non productif, sans buts précis, ou qui ne se classent pas au niveau international sont dévalués au profit de domaines sélectionnés à courte vue, créant des vides qui seront difficiles à combler.

Ce n'est pas clair combien de temps encore l'université traditionnelle pourra survivre. J'espère que les professeurs et la société en général sauront résister à cette transformation dont les conséquences seront désastreuses.

 

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