La plupart des interventions sur la question des relations entre science et culture ont un caractère essentiellement performatif consistant à vouloir faire advenir ce qui n'existe pas encore, comme lorsque l'on déclare que « désormais science, technologie, économie, culture, santé et environnement sont des mots indissociables ». Or ce genre d'affirmations péremptoires est rarement suivi d'une démonstration de leur réalité effective au temps présent. J'aimerais ici proposer une analyse de la fonction sociale de ces discours et interventions de la part de différents acteurs impliqués: scientifiques, politiciens, industriels, muséologues, journalistes et communicateurs scientifiques. Je reprends en fait un exposé fait en novembre au Musée de la civilisation à Québec.

Cultiver des scientifiques

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Les scientifiques eux-mêmes ont été les premiers à comprendre l'importance de la culture scientifique, comme en font foi les multiples actions -- bénévoles faut-il rappeler -- entreprises par les Associations pour l'avancement des sciences dans plusieurs pays, et les regroupements du genre Union rationaliste ou Association des sceptiques du Québec dont la raison d`être est de discréditer les pratiques jugées non-scientifiques sinon anti-scientifiques ou carrément irrationnelles, comme l'astrologie si souvent décriée. La question de la diffusion de la culture scientifique et technique n'est donc pas d'un intérêt purement "culturel" au sens large mais constitue un enjeu important pour les scientifiques eux-mêmes et la reproduction des disciplines scientifiques -- avec leurs pratiques de recherche spécifiques -- reproduction qui dépend de l'existence au sein de la population d'une image positive des sciences, image véhiculée par les scientifiques et leur porte-parole et par les organismes d'État de façon à créer une "ambiance" ou un "milieu" favorable à la conduite de ces activités et susceptible d'attirer des recrues pour qu'elles puissent se perpétuer dans le temps.

Les gouvernements ont également compris, quoique plus récemment, l'importance de la culture scientifique et il me semble que les derniers à réaliser qu'une telle action est dans leur intérêt objectif à moyen et à long terme, sont les entreprises qui ont souvent une vue trop courte de leur rôle social. Pourtant, de plus en plus confrontées aux critiques des impacts négatifs des multiples "nouvelles technologies", elles devraient prendre conscience de l'importance d'investir dans des actions visant à diffuser sinon même à produire une culture scientifique si elles veulent créer un climat propice à l'acceptation de produits de plus en plus "artificiels" issus de la recherche scientifique en biologie, en chimie ou en physique.

Ce qui frappe lorsque l'on regarde l'évolution de l'intérêt pour la notion de culture scientifique, c'est qu'il y a trente ans, elle ne préoccupait que les scientifiques et leur porte-parole, et quelques journalistes ayant souvent eux-mêmes reçu une formation scientifique, alors qu'au cours des dernières années, le caractère hautement technologique de plus en plus de produits mis en marché, impose cette problématique à d'autres acteurs sociaux -- industriels et politiciens -- qui ne s'en souciaient guère jusque-là. En fait, la transformation même du vocable "culture scientifique" est le reflet de cette évolution. Au cours des années 1970 on parlait essentiellement de "culture scientifique". Dans les années 1980, le terme "technique" a fait son apparition et au cours des années 1990 le qualificatif "industrielle" est venu s'ajouter. La raison de ce changement tient essentiellement au fait que, comme les organisations scientifiques, les sociétés technologiques modernes ont aussi besoin, pour assurer leur propre survie, de générer un discours sur la science et la technologie qui soit compatible avec les fondements mêmes de leurs pratiques. La culture scientifique est en somme à la société technologique ce que l'école obligatoire et l'apprentissage de la lecture sont à la société industrielle. Au début des années 1990, le succès de livres comme Scientific Literacy aux États-Unis est un indice de cette prise de conscience de l'importance de la culture scientifique comme condition de développement d'un pays. Il n'est donc pas surprenant de voir de plus en plus de gouvernements inclure un volet "culture scientifique" dans leur politique scientifique en le liant directement à la nécessité d'encourager davantage d'étudiants et d'étudiantes à entreprendre des carrières en science et en génie, de façon à produire et reproduire une force de travail adaptée aux nouveaux modes de production à forte intensité technologique que l'on dit être la condition de survie de tout pays soumis à la compétition mondiale. Ainsi, compétition économique, formation technique et culture scientifique sont mises en relation étroite donnant ainsi à des acteurs jusque-là marginaux comme les communicateurs scientifiques un rôle important dans la chaîne de reproduction des sociétés technologiquement avancées.

Car même lorsqu'ils insistent pour porter un regard critique sur le développement scientifique et technologique, la plupart des journalistes scientifiques croient en l'importance de la science. Le journaliste Nicolas Witkowski, par exemple, écrit dans L'État des sciences et des techniques, que c'est "le rationalisme frileux affiché par bon nombre de chercheurs qui contribue à générer des sous-cultures pseudo-scientifiques et à susciter l'émergence d'attitudes irrationnelles." C'est là une façon typique de défendre une forme de rationalité scientifique moderne tout en donnant au lecteur superficiel l'impression de critiquer la science. Ainsi, le fait même d'accepter -- comme le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, par exemple -- que la science n'est pas exempte d'idéologie, est une façon d'adapter l'image de la science à un contexte social qui est plutôt hostile à une certaine forme de rationalisme froid et étroit, pour mieux la faire accepter comme une entreprise humaine à part entière qui n'est pas seulement l'apanage d'êtres exceptionnels en quelque sorte déshumanisés, mais est au contraire une activité accessible à tout esprit curieux.

C'est en somme pour assurer la survie de leur propre société que collaborent aujourd'hui scientifiques, politiciens, industriels, muséologues et journalistes scientifiques à la construction d'une nouvelle image des sciences et des technologies. De plus, la condition de possibilité d'un colloque sur la « culture scientifique » réside ultimement dans la croyance en « la valeur de la science », pour reprendre l'expression d'Henri Poincaré. C'est là, à mon sens, la signification profonde des colloques voués au thème récurrent de la culture scientifique et des énoncés performatifs généraux et généreux qui affirment ce qu'ils désirent être la réalité. Mais ce faisant, ils prennent leurs désirs pour la réalité au lieu de chercher à la comprendre.

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