L'exposition « Le Monde du corps 2 » ouvre ses portes au Centre des sciences de Montréal à partir du 10 mai 2007. On y présentera d'authentiques cadavres dépouillés de leur peau et conservés selon un procédé spécial afin qu'ils servent de planches anatomiques grandeur nature.

L'exposition comprend plus de 200 spécimens humains véritables, incluant une vingtaine de corps entiers, des organes individuels et des coupes transparentes de corps. Plusieurs cadavres sont présentés dans des poses dynamiques ou sportives, par exemple, avec un joueur de soccer frappant un ballon de son pied ou une ballerine faisant ses pointes. On y voit aussi un homme assis à une table, crâne ouvert, offrant le spectacle de sa cervelle aux visiteurs. Plus loin, le corps d'un autre, vidé de tous ses organes, suspendus sur une corde à ses côtés. Des organes malades voisinent des organes sains afin que l'on puisse se rendre compte de visu des conséquences néfastes sur le corps humain de la cigarette, de l'alcool ou de l'obésité. On peut donc voir à quoi ressemble réellement un poumon noirci de fumeur, un cœur aux artères bloquées, un foie engorgé par l’alcool.

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L'exposition originale, intitulée « Body Worlds » a déjà fait le tour du monde et a été vu par plus de 20 millions de gens. Présentée pour la première fois à Tokyo en 1995, l'exposition était à Toronto en 2005 et à Boston en 2006. Son succès est tel qu'il y a désormais trois « Body Worlds » simultanément en Amérique du Nord (c’est pourquoi l’exposition est nommée Le monde du corps 2, il s’agit de la deuxième des trois présentations itinérantes qui parcourt le continent en ce moment). L'exposition occupera 1000 mètres carrés, deux fois plus que la moyenne des expositions du Centre montréalais. On y espère la venue de 400 000 visiteurs d'ici la fin de l'événement à la mi-septembre. L'exposition a tellement fait parler d'elle qu'on la retrouve même dans une séquence du dernier film de James Bond.

L’exposition se veut éducative et pédagogique, en montrant l’anatomie réelle du corps humain. Mais, malgré la saveur scientifique d’un tel spectacle, il s’en dégage aussi un parfum de scandale, sinon un fumet de sensationnalisme. En effet, le concepteur, qui se veut un « artiste-anatomiste », a plusieurs frasques à son actif. En 2002, le Dr Gunther von Hagens a organisé à Londres une autopsie publique en direct. À Berlin, pour la promotion de Body Worlds, il mit dans un autobus du transport public, le corps plastifié d'une femme, ventre ouvert pour qu'on y voie le foetus de plusieurs mois qu'elle portait lors de son décès. Il a également eu des démêlés avec la justice car celle-ci le soupçonnait de trafic de cadavres, notamment d’avoir utilisé, dans le cadre de ses expositions, les corps de Chinois victimes d'exécutions capitales. Ce qui s’est révélé faux, rassurons-nous tout de suite. Car il s’avère qu’il se sert de volontaires qui décident de laisser leur corps à la science. Sur son site Web, on peut même trouver le formulaire de consentement au procédé de « plastination » qu’il a breveté en 1977. Environ 7000 personnes, dont 6000 Européens, se sont déjà portés volontaires pour devenir des modèles anatomiques en 3D !

Bien que le procédé technique de plastination des corps humains soit tout récent, ce n’est pas d’hier que les anatomistes/artistes utilisent des « écorchés », ces cadavres dépourvus de peau, qui nous laissent voir nerfs et tendons, organes et os. Les écoles d’anatomie d’autrefois possédaient des répliques anatomiques en format réel des organes et du corps humains, réalisés en cire. Ainsi, les écorchés du Dr Jérôme Auzoux (1797-1878) formèrent des générations de médecins à travers le monde. En 1825, il réalisa son premier écorché, un modèle anatomique démontable, et trois ans plus tard, il commençait la fabrication industrielle de ses mannequins.

Toutefois, ces modèles étaient faits de cire colorée. Par contre, les premiers écorchés grandeur nature furent de véritables corps humains que l’on avait traité selon des procédés spéciaux, et dont l’art est aujourd’hui perdu. Le plus grand praticien de la chose fut l’anatomiste Honoré Fragonard (1732-1799), fondateur et directeur de l'École vétérinaire d'Alfort, et cousin germain du grand artiste peintre Jean-honoré Fragonard (1732-1806). Il s'était spécialisé dans la conservation des corps, à des fins scientifiques et tout particulièrement à des fins pédagogiques, pour illustrer ses cours d'anatomie et de chirurgie. Il aura traité plus d'un millier de sujet à sa mort, mais seulement quelques dizaines d’entre eux nous sont parvenus en bon état. Fragonard injectait des résines dans les corps déshydratés pour créer ses écorchés.

Notons que Fragonard l’anatomiste et chirurgien aurait pu s’en tenir là et proposer à ses étudiants des exemples réels de cadavres au repos, une nécessité bien compréhensible pour l’étude anatomique. Mais l’artiste en lui l’inspira de manière différente, et il fit prendre à ses écorchés des poses théâtrales, dramatiques à souhait, et sans doute même un peu effrayantes, comme dans le cas de L'Homme à la Mandibule et de celui du Cavalier de l'Apocalypse. Nous ne sommes plus ici dans le cadre d’une démarche purement scientifique mais bel et bien dans un développement esthétique de l’art baroque. (Peut-être, pourrions-nous dire que le tourmenté Homme à la Mandibule est au Laocoon ce que le paisible squelette de nos salles de classe est au kouros grec classique.)

L’Histoire nous offre là un de ses paradoxes coutumiers : deux artistes de la même famille dont les centres d’intérêt sont l’amour et la mort, le Fragonard érotique, peintre de la frivolité et du Rococo, et le très sérieux Fragonard, sculpteur baroque de la mort et spécialiste des natures mortes. Un film a d’ailleurs été tourné sur les relations ambiguës entre ces deux praticiens du corps humain : Les deux Fragonard, tourné en 1989 et mettant en vedette Joaquim de Almeida et Robin Renucci dans les rôles-titres.

L'exposition « Le monde du corps » relève en ligne droite du genre des écorchés, tel qu’il était pratiqué lors de la Renaissance. En effet, À la fin du XIVe siècle, l’étude anatomique reprend et avec elle la représentation artistique du corps et de ses profondeurs. Les illustrations montrent alors des hommes et des femmes, dans des poses et des décors minutieusement décrits, utilisant l’astuce iconographique du rabat de la peau, souvent relevé par l’écorché lui-même pour le bénéfice des spectateurs. Les cadavres plastinés du « monde du corps » semblent procéder du même esprit. Il s’agit d’un « théâtre anatomique » où les corps humains sont les acteurs d’une tragi-comédie de la chair.

Toutefois, cette utilisation des restes humains dans le cadre d’une entreprise semi-artistique, et commerciale de surcroît, me pose certains problèmes éthiques. Bien que les gens dont les corps ont été plastiné aient donné leur consentement à la manipulation de leur dépouille, cette utilisation profane du corps humain me rebute. Est-ce le fait de payer pour voir des cadavres, qui ressemble à un voyeurisme nécrophile, ou seulement une réticence naturelle à contempler la mort et sa propre fin, qui suscitent mon scepticisme face à ce genre de spectacle ?

D’un point de vue culturel, le tableau que nous propose « le monde du corps » relève sans doute aussi d’une évolution face à notre propre corps. En effet, celui-ci a été de plus en plus instrumentalisé et désacralisé depuis un siècle. Le corps n’est plus « le temple de l’âme » mais une construction médicale, individuelle, qui dépend plus de nos désirs que de nos origines. On peut maintenant modifier notre taille ou la couleur de nos yeux, et même changer de sexe. Le corps est donc devenu un spectacle en lui-même.

On assiste d’ailleurs, depuis une trentaine d’années, à un exhibitionnisme grandissant dans les séries télévisées policières telles que CSI, qui consiste à montrer des autopsies de plus en plus répugnantes. Monstres de foires et difformités, corps momifiées ou en décomposition avancée, gros plan sur les chairs nécrosées, la caméra ne nous épargne rien. Lorsque Jack Klugman a commencé à faire ses autopsies dans Quincy (1976-1983), c’était en bout du compte pour aider les vivants et non pas dans le simple but de faire les coupes anatomiques les plus grotesques possibles. Nous ne sommes plus très loin du cinéma trash avec ses Massacre à la scie tronçonneuse et autres Hostel.

Aujourd’hui, avec le déconstructionnalisme et le postmodernisme, nous sommes devenus l’objet de notre art. L’artiste choisit de devenir sa propre œuvre. Ainsi, la photographe montréalaise Francine Gagnon désire, à son décès, donner ses organes, non pas à la science, mais à l’art. Elle veut faire prélever ses poumons, atteints du cancer, et son cœur, afin qu’on les transforme en œuvre d’art. Elle l’avait d’ailleurs déjà fait en 2001 avec l’un de ses seins, dont on avait été obligé de faire l’ablation.

On peut certes plaider pour cette esthétique de la « nouvelle chair ». Mais le portrait des écorchés se rattache plutôt pour moi à une autre tradition artistique, celle des « vanités », où les thèmes macabres sont l’occasion d’un memento mori.

Je terminerai ce billet sur l’exposition du « monde du corps » par une autre citation latine : De mortuis nihil nisi bene... des morts, on ne doit parler qu'en bien.

Liens :

Musée Fragonard de l’École vétérinaire d’Alfort : http://musee.vet-alfort.fr/

Musée de l’Écorché d’Anatomie : http://www.tourmagazine.fr/Le-Musee-de-l-ecorche-d-Anatomie-se-met-a-nu-a-Neubourg_a2663.html

Livres :

Magali Vène, Écorchés : l'exploration du corps XIVe-XVIIIe siècle, Albin Michel, 2001, 95 p.

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