J’ai déjà abordé la question de la paranoïa et de la criminalisation croissantes de la chimie d’amateur. Cela vaut la peine que l’on s’y attarde encore en peu. En effet, je viens tout juste de visionner un épisode de la série de documentaires télévisés Wired Science, diffusée à la chaîne PBS, et dont un des reportages portait justement sur l’histoire des ensembles de chimie d’amateur.

Il y a cinquante ans, une majorité de foyers américains abritait un ensemble de chimie d’amateur, un chemistry set . C’était non seulement un jouet éducatif, qu’il était de bon ton d’acheter à ses enfants, mais également un présent dont raffolait les jeunes garçons. (Ces kits étaient tellement populaires que certains étaient dédiés aux jeunes filles, à qui l’on promettait de devenir, non pas des chimistes, mais des techniciennes de laboratoire !) Je me rappelle d’ailleurs avec nostalgie les trousses scientifiques que j’ai reçu à l’époque : un ensemble de chimie comprenait une trentaine de produits et composés chimiques (poudre de borax, chlorure de cobalt, sel d’Edsom, etc.) tandis qu’un autre comprenait un microscope nous permettant de voir les diatomées et rotifères.

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Les trousses de chimie sont bien différentes aujourd’hui de celles du passé. D’abord, elles sont fort peu nombreuses, comparées au grand nombre d’ensembles que l’on pouvait trouver sur le marché dans les années 1950 et 1960. Mais, surtout, leur contenu a drastiquement changé. En effet, elles ne contiennent que peu de réels composés chimiques. Les produits « chimiques » fournis ne sont souvent que des trucs très ordinaires que l’on retrouve dans toutes les armoires de cuisine, par exemple de la levure, de la gomme de guar, du vinaigre et du bicarbonate de soude. Les fabricants, craignant les poursuites en responsabilité et les règlements sur les produits dangereux, ont retiré de ces équipements toute substance susceptible de provoquer des accidents potentiels. Les expériences scientifiques proposées sont également bien différentes ; par exemple, on propose aux jeunes de créer du faux vomi et des bombes puantes ! Les noms de ces ensembles sont d’ailleurs parlants : Weird Science Let's Get Gross et Spa Science.

Il n’est donc pas étonnant que l’on ait délaissé ces chemistry kits, étant donné le peu de valeur pédagogique qu’ils offrent désormais et la pauvreté des expériences susceptibles d’être réalisées avec de simples produits de cuisine.

Il est évident que l’on ne peut laisser des enfants jouer avec des produits dangereux tels que le nitrate de potassium, un élément clé dans la fabrication de la poudre de canon. (Je me rappelle toutefois d’un épisode de Star Trek des années 1960 où le capitaine Kirk se défendait de son ennemi Gorn en ramassant des minerais disponibles sur la surface d’une planète en vue de fabriquer de la poudre à canon. On y montrait même le ratio à respecter dans le mélange des composés chimiques. Le réseau NBC diffusait ainsi, à une heure de grande écoute, une recette de destruction massive ! Aujourd’hui, dans le climat de paranoïa terroriste, ce serait presque impensable sinon irresponsable.) Mais il semble bien que cette insistance à vouloir protéger le jeune des dangers de la science ne joue pas dans d’autres domaines tout aussi dangereux, tels les sports. En effet, les blessures au football et au hockey dépassent en gravité et en nombre les accidents causés par des trousses de chimie ! Gageons que quelqu’un qui maîtrise bien un ballon est moins dangereux pour la société qu’un individu qui maîtrise la chimie...

Cette réticence à diffuser des connaissances jugées un peu trop dangereuses (mais néanmoins dans le domaine public depuis longtemps, pour le meilleur ou le pour le pire) ne date pas d’aujourd’hui. En effet, durant les années 1960, on a retiré de la circulation des livres de « chimie amusante », tel que le Golden Book of Chemistry Experiments, dont il ne reste que peu d’exemplaires en bibliothèque mais qui est maintenant disponible en ligne.

Idem pour le Anarchist Cookbook, le livre de chimie extrême, dont la vente est toujours légale mais qui est fréquemment retiré des librairies au Canada à la demande de la GRC, et qui figure sur la liste des ouvrages censurés aux États-Unis.

Malheureusement, avec l’hystérie découlant des attentats terroristes, il ne s’agit plus de réticence mais carrément de criminalisation de la science amateure à laquelle nous assistons maintenant. Bob Lazar et Joy White, un couple qui possède un petit commerce de substances chimiques au Nouveau-Mexique, ont vu débarquer chez eux un beau matin de juin 2003 tout un commando d’hommes du FBI. Ceux-ci recherchaient du souffre, du perchlorate de potassium, et de la poudre d’aluminium, des composés utilisés dans la confection d’éléments pyrotechniques. Pourtant, ces substances sont utilisées comme oxydants dans les laboratoires, le souffre étant un ingrédient du sulfure d'hydrogène, un outil important d’analyse chimique.

Cette guerre administrative du Consumer Product Safety Commission pour interdire les feux d’artifices, et par extension, pour restreindre l’accès aux substances chimiques de tout acabit, a considérablement compliqué les choses pour quiconque s’intéresse à la chimie en amateur. De plus, l’existence de ce qui ressemble à un laboratoire chez un particulier a toutes les chances d’intéresser les forces policières ou les organismes d’intelligence de sécurité nationale, pour qui un laboratoire est synonyme de drogues telles que le « crystal meth » ou de bombes artisanales.

La réglementation de plus en plus stricte de ces substances contrôlées a certainement joué un rôle dans la désaffection des jeunes envers la chimie. Mais, bien avant cette peur irrationnelle des autorités devant le chimiste anarchiste, ce genre de science classique (physique, chimie et mathématiques) était devenu « uncool » pour les jeunes eux-mêmes. Si la science était prisée à l’école durant les années 1960, durant les années 1980 elle n’était plus que l’apanage des nerds et des geeks. L’informatique allait redonner du prestige à ces derniers mais la belle époque était terminée pour les chimistes et physiciens en herbe.

C’est d’autant plus dommage que l’apport des amateurs est de plus en plus apprécié dans les cercles des chercheurs professionnels. En effet, des astronomes amateurs participent activement à des programmes de recherche scientifique de pointe. Ils ont depuis longtemps recensé les étoiles variables et découvert comètes, astéroïdes et supernovae. Aujourd’hui, ils découvrent même des planètes extrasolaires et aident à la recherche des sursauts gamma.

Sans doute, cette désaffection envers les sciences et les technologies classiques marque-t-elle aussi le transfert des compétences en Amérique du Nord. De producteur d’acier et de machinerie lourde, nous sommes devenus des consommateurs de services. L’ouvrier est devenu vendeur, le chimiste est devenu publiciste. Exit la trousse de chimie.

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