Il est difficile d'imaginer, pour quelqu'un qui n'a pas vécu le Woodstock de la physique, la fièvre qui a touché les physiciens lors de l'annonce, en 1986, de la découverte d'une nouvelle classe de matériaux supraconducteurs à 36 degrés au-dessus du zéro absolu (lui-même à -273,15 degrés Celsius). Mais je peux quand même essayer.

Avant de commencer, il faut que j'admette que j'ai moi-même presque raté cet événement extraordinaire. Étant alors en première année de mon baccalauréat en physique, je n'ai pu saisir l'ampleur de la découverte, mais j'ai pu goûter à un peu de cette euphorie par l'intermédiaire des professeurs.

Pour bien comprendre l'importance de la découverte des physiciens Georg Bednorz et Alex Müller, deux chercheurs suisses, il faut faire un petit retour dans le temps, à 1911, dans le laboratoire du professeur Heike Kamerlingh Onnes à Leyde, aux Pays-Bas. Kamerlingh Onnes (et ses assistants) avait perfectionné les méthodes de refroidissement et fut le premier à atteindre des températures proches du zéro absolu, liquéfiant l'hydrogène et l'hélium (qui bout à environ 4 Kelvins, -269 degrés Celsius). Comme je l'expliquais il y a quelques semaines, une fois la méthode bien au point, ce physicien s'amusa à mettre un peu tout ce qui lui tombait sous la main dans son cryostat pour voir le comportement de la matière à très basse température. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que la résistivité de l'échantillon de mercure qu'il avait placé dans son appareil tombait brutalement à zéro aux alentours de 4 K (4 degrés Celsius au-dessus du zéro absolu)! Or, tous les matériaux résistent au moins un peu au passage du courant électrique, ce qui les chauffe — c'est le principe de l'élément de poêle. On peut comprendre ce phénomène à l'échelle atomique de la façon suivante. Le courant électrique est dû au déplacement d'électrons dans un fil. Or, ceux-ci passent leur temps à frapper les atomes qui se trouvent sur leur chemin, transférant une partie de leur énergie au matériau, ce qui réduit le courant et chauffe le système. La seule façon d'expliquer l'absence de résistivité dans un supraconducteur est d'imaginer que les électrons, magiquement, parviennent à travers le fil sans jamais frapper un atome, un vrai tour de force!

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La découverte de ce phénomène fit le tour de monde, mais personne ne parvint à l'expliquer. Du début des années 1930 à la fin des années 1950, de nombreux grands physiciens essayèrent d'expliquer cette supraconductivité, mais sans succès. Et ce n'est qu’en 1957, 46 ans après la découverte expérimentale, que les physiciens américains John Bardeen, Leon Cooper et Robert Schrieffer proposèrent l'Explication, avec un grand « E » : les électrons utilisent les vibrations thermiques des atomes pour s'assembler deux par deux et valser ainsi autour des atomes, sans jamais les frapper, avec une synchronisation digne des Grands ballets canadiens! Il avait fallu presque un demi-siècle pour expliquer le phénomène!

De 1957 à 1987, l'explication de Bardeen, Cooper et Schrieffer demeura l'un des hauts faits de la physique moderne avec, toutefois, un petit pincement au coeur : l'explication ne peut pas vraiment s'extraire directement de la mécanique quantique, il avait fallu une grande intuition, doublée d'un sens physique hyperdéveloppé, pour percevoir la réponse, qui fut ensuite rapidement vérifiée. En d'autres termes, les mathématiques à la base de la physique moderne ne permettent pas encore de prédire les phénomènes complexes simplement à partir de l'équation de base de la mécanique quantique. Cette équation est tellement compliquée qu'on s'y perd rapidement si on essaie cette approche. On est plutôt obligé d'imaginer des comportements pour ensuite vérifier s'ils respectent la loi fondamentale.

Bon, toujours est-il qu'alors que les physiciens pensaient bien comprendre la supraconductivité, les travaux de Bednorz et Müller vinrent relancer le débat : d'après la théorie de Bardeen, Cooper et Schrieffer, le matériau dans lequel ils avaient découvert la supraconductivité ne pouvait tout simplement pas présenter cette propriété! Quelle surprise! 75 ans de recherche (de 1911 à 1987) s'écroulaient, au grand plaisir des physiciens qui y voyaient là une occasion de faire de grandes découvertes! En quelques moins, des milliers de chercheurs de par le monde abandonnèrent donc leurs recherches pour se tourner vers la supraconductivité à haute température, avec l'espoir d'être celle ou celui qui expliquerait le phénomène, gagnant un voyage tous frais payés à Stockholm (c'est-à-dire un prix Nobel).

Malheureusement, le problème s'avéra encore plus difficile que la supraconductivité classique : la nouvelle classe de matériaux est extrêmement difficile à synthétiser et la plupart des échantillons sont de très mauvaise qualité, ce qui rend toute mesure douteuse.

Après les premières années de frénésie, une fraction importante des physiciens travaillant sur les supraconducteurs à haute température retourna à ses anciens projets. Depuis 20 ans, toutefois, plusieurs milliers de chercheurs ont continué à explorer ces matériaux, mais la question la plus fondamentale demeure : qu'est-ce qui permet aux électrons de ne pas entrer en collision avec les atomes?

Ce n'est que cette année que des calculs et des expériences ont permis d'établir, presque certainement, que le mécanisme qui contrôle la valse des électrons, n'est pas associé avec les vibrations thermiques, mais plutôt avec les interactions magnétiques. Les nouveaux matériaux supraconducteurs se comportent en effet comme des aimants. Or, les électrons interagissent fortement avec les champs magnétiques. Les nouveaux modèles sont loin d'avoir l'élégance de la théorie de Bardeen, Cooper et Schrieffer, mais ils sont de plus en plus crédibles. Les électrons se déplaceraient donc, toujours deux par deux, mais au pas d'un métronome magnétique plutôt que thermique, ce qui expliquerait que le phénomène subsiste jusqu'à des températures assez élevées (environ 100 K ou -173 degrés Celsius).

Maintenant que nous avons cette théorie, nous pourrons finalement évaluer si on peut, ou non, espérer des matériaux supraconducteurs à température de la pièce, le but ultime de la recherche! D'ici là, il nous reste encore une bonne dizaine d'années de recherche à faire afin de bien comprendre le phénomène.

Même dans notre ère sophistiquée, la recherche est un processus lent, dont le déroulement de compte en décennies plutôt qu'en années. Je ne sais pas pour vous, mais je trouve cela assez rassurant...

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