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Au début des années 1970, la Norvège se trouve confrontée à un beau dilemme : on a découvert des richesses pétrolières formidables le long des côtes. Mais puisque ces richesses ne disparaîtront pas du jour au lendemain, se demande-t-on, pourquoi favoriser une exploitation à un rythme accéléré? Troisième et dernier extrait du livre La Révolution des gaz de schiste , qui paraît ce mois-ci. (voir les extraits 1 et 2)

Pour un pays développé qui n’a pas besoin du pétrole pour boucler son budget, ce scénario s’apparente à la création inutile d’une bulle économique dont on sait, à l’avance, que la sortie sera très douloureuse.

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Mais ce ne furent pas les seules raisons qui poussèrent la Norvège à opter pour un développement contrôlé et modéré de cette industrie. La population désirait également protéger l’environnement et le secteur des pêches, qui représente une activité économique très importante pour les régions côtières du pays. (...)

Il n’est pas facile de contrôler une industrie de l’extérieur, même en disposant d’une armée d’inspecteurs. Seule une participation directe de l’État dans les opérations elles-mêmes pouvait garantir le développement espéré. Comprenant ses responsabilités, le gouvernement norvégien décida donc d’imposer, dès 1974, une participation étatique d’au moins 51 % sur toutes les concessions accordées à partir de cette date, via une nouvelle société d’État, la Statoil, et toutes les phases d’opération, incluant l’exploration, la production, le traitement, l’exportation et la commercialisation. L’approche norvégienne permettait de préserver l’accès à l’expertise et aux réseaux des grandes pétrolières privées, tout en maintenant le contrôle de l’État. On évita ainsi la nationalisation, pourtant très en vogue à l’époque, (...) sans priver entièrement le gouvernement des droits d’exploitation.

Contrairement à ce qu’on a vu dans d’autres pays, comme le Venezuela, la Norvège n’agit pas ainsi afin de lutter contre la mainmise extérieure de ses ressources, ni par idéologie anti-capitaliste. Le gouvernement ne s’inquiétait pas de savoir qui, de l’État ou du privé, est préférable idéologiquement, mais plutôt quelle structure de contrôle et de propriété optimiserait les bénéfices pour la Norvège et ses citoyens. Les résultats de cette réflexion menèrent à la mise en place d’un modèle hybride, jouant à la fois sur les forces du public et du privé. Cette solution semble avoir porté fruit, comme on le verra ci-après, mais elle n’est pas sans risques puisque les citoyens, via leur société d’État, doivent assumer une partie des coûts d’exploration et d’exploitation.

Que faire avec les revenus du pétrole ?

Même en limitant l’exploitation du pétrole, les revenus générés par cette industrie risquaient de déstabiliser complètement la structure sociale de la Norvège. Pas question, pour ce pays, d’éliminer les impôts et de vivre, au jour le jour, des revenus du gaz naturel et du pétrole. C’eût été s’exposer à la « maladie hollandaise », qui tire son nom de l’effondrement de l’industrie manufacturière aux Pays-Bas causé par la surchauffe économique associée à l’exploitation à grande échelle des gisements de gaz naturel dans la mer du Nord.

Puisque les ressources naturelles appartiennent aux Norvégiens, non pas à un instant donné, mais à travers les âges, on ne pourrait accepter, non plus, qu’une seule génération en bénéficie. La Norvège décida donc qu’elle ne toucherait pas à un sou des bénéfices directs de l’exploitation des hydrocarbures, mais que ceux-ci seraient investis dans des placements à long terme à l’étranger. (...) Pour ce faire, elle créa, en 1990, le Fonds pétrolier de la Norvège, dont le but est de protéger l’économie norvégienne de l’afflux massif de revenus. (...) Aujourd’hui, riche de 2385 milliards de couronnes (400 milliards de dollars), ce fonds d’investissement est le deuxième plus gros au monde. Le gouvernement, qui ne peut toucher au capital investi, retire toutefois les revenus de placement qui se montent, sur une base annuelle, à environ 16 milliards de dollars, soit près de 4000 $ par citoyen, ce qui représente aujourd’hui une fraction importante du budget de l’État.

40 ans plus tard

Avec quelques adaptations, le modèle a survécu à de nombreuses crises économiques, aux pics de prix des années 1970 et 2000 et, beaucoup plus difficile à gérer, à la longue période de prix plancher, entre 1985 et 2002, qui remit en cause l’importance des investissements de l’État. Le modèle résista également à la phase socialiste des années 1970, aux divers gouvernements conservateurs et aux pressions néo-libérales considérables de la Commission européenne.

(...) En 1989, les politiques gouvernementales originales assuraient toujours que 80 % de la valeur générée par l’industrie pétrolière et gazière revienne à l’État, un pourcentage remarquable quand on compare avec ce qui se fait ailleurs, même dans le monde développé, et qui se maintient aujourd’hui.

Avec 4,6 millions d’habitants, ce pays est aujourd’hui le deuxième pays exportateur de gaz naturel et le septième pays exportateur de pétrole, en plus de figurer régulièrement au premier rang mondial en termes de qualité de vie. Grâce à des mesures qui permettent à l’État de récupérer plus de 75 % des revenus pétroliers et à l’investissement de ceux-ci dans des placements à long terme, les hydrocarbures continueront de soutenir encore longtemps les généreux programmes sociaux qui profitent à tous les Norvégiens.

(...) La différence entre les modèles albertains et norvégiens est énorme. Dans le premier cas, c’est la mentalité du Far West qui domine : l’individu solitaire ayant quitté son clan pour chercher fortune dans un territoire peu peuplé et dur et qui ne peut compter que sur lui-même. C’est aussi un gouvernement toujours en devenir. La province, après tout, n’a été créée qu’en 1905 par le gouvernement fédéral qui gérait jusqu’alors le territoire à partir d’Ottawa. Dans un contexte où tous les citoyens, ou presque, se décrivent comme venus d’ailleurs, il n’est pas surprenant que le modèle exclusivement privé adopté par les Américains et les Britanniques domine.

Au-delà du mythe et des préjugés toutefois, la gestion albertaine de ses ressources s’inscrit dans la mentalité colonisée qui domine encore l’ensemble du Canada par rapport à la mère patrie anglaise, mais aussi vis-à-vis du voisin américain. Cent quarante ans après la fondation du pays, ce syndrome perdure au Canada dans le secteur des hydrocarbures bien sûr, mais aussi, globalement, dans tous les secteurs basés sur l’exploitation des matières premières. Aucun territoire, fédéral ou provincial, n’a réussi à maintenir, sur une longue période, la mainmise sur ses ressources naturelles, à l’exception, réelle, mais inusitée, de l’hydroélectricité.

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