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Et si 2015 était l’année où les segments les plus militants du journalisme citoyen prenaient enfin conscience qu’ils ont des alliés parmi ces «médias traditionnels» qu’ils aiment tant détester?

«Les médias sont au service de l’establishment.» «Les journalistes sont en collusion avec les policiers et le politique.» «Les vieux médias sont discrédités.» Depuis 20 ans, ce discours a constitué sur Internet le moteur de quantité de défenseurs d’une info dite «alternative».

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Mais ce discours anti-médias «traditionnels» n’apparaît jamais aussi simpliste que lorsqu’on l’observe par la lorgnette d’un petit média comme l’Agence Science-Presse —ou Planète F, ou Ricochet, ou Nouveau Projet, pour ne citer que les confrères québécois les plus récents. Difficile en effet de prétendre sans rire que l'Agence Science-Presse est inféodée à l’establishment médiatico-politique...

Or, les militants du journalisme citoyen, ou alternatif, ou indépendant, ou en ligne, ont bel et bien besoin d’alliés dans cet univers qu'ils aiment critiquer. Non seulement ils ne détrôneront pas à eux seuls les conglomérats des médias, de la culture et du divertissement qui ont les reins plus solides qu’ils n’en ont l’air, mais en plus, même les «mutations de l’univers médiatique» ne sont pas toutes favorables aux nouveaux venus.

C’est ce que je retiens de ma lecture —tardive, le livre est paru au printemps 2014— de Mutations de l’univers médiatique qui, sous la direction de Normand Baillargeon, de l’UQAM, rassemble des textes produits à l’occasion d’un colloque organisé par le magazine québécois de gauche À babord.

Ces mutations, comme l’écrit le sociologue Philippe de Grosbois, pourraient servir à rapprocher, plutôt qu’à éloigner, «journalisme institutionnel» et «journalisme citoyen» —quoi que ce soit que ces expressions puissent signifier. Le printemps arabe en est l’exemple-type avec cet écosystème qui s’est construit entre activistes, citoyens et médias. La collaboration fructueuse qui s’est établie entre Wikileaks et des médias «traditionnels» est un autre exemple. Et ce n’est pas un hasard, dit-il, si le quotidien The Guardian s’est retrouvé au coeur des révélations de l’affaire Snowden:

À l’évidence, certains membres de l’organisation ont saisi que le journalisme le plus percutant et le plus efficace repose sur une plus grande collaboration avec le public, les journalistes citoyens et les sources, dans le but d’échapper à la dépendance aux sources officielles.

Car tout n’est pas rose du côté des «nouveaux» médias. Internet ne leur est pas aussi profitable que l’optimisme démesuré des années 1990 l’annonçait. En particulier, la surabondance du commentaire laisse souvent le lecteur sur sa faim. Le journaliste Marc Laurendeau, qui écrit la synthèse du colloque, y va d’une phrase lapidaire: «de l’opinion sur tout et de la pensée sur rien».

Qui plus est, l’establishment que les activistes critiquaient est en train d’être remplacé par un autre, écrit Simon Jodoin, du journal Voir. Les Facebook, Google et Apple prennent le contrôle du flux d’information et eux, ils n’ont aucun compte à rendre à leurs «lecteurs».

Ces empires des nouveaux médias ont quelque chose en commun : ils ne créent aucun contenu; ils se contentent d’être des contenants où convergent à peu près tous les contenus consultés sur le web... Google à lui seul engrange plus de revenus publicitaires que toute la presse écrite aux États-Unis.

Justement ce mois-ci, un article dans Slate ironisait sur cette nouvelle réalité: à quel point, année après année, les sites d’information ont dû se «plier» aux règles du jeu édictées par Google puis Facebook puis Twitter, dans l’espoir de récolter quelques graines tombées de l’assiette publicitaire.

Face à tout cela, difficile de dire si les conglomérats de la presse réussiront à s’adapter. Mais eux, au moins, ils ont des ressources que les petits médias n’ont pas, poursuit Jodoin:

Ce sont les médias locaux et indépendants qui sont forcés de faire un choix : se fondre dans les règles imposées par les multinationales du nouveau monde médiatique qui dictent les nouvelles règles ou tout bonnement disparaître.

Appliquez cela au journalisme scientifique et vous avez des petits joueurs comme l’Agence Science-Presse ou Québec Science qui peinent à survivre. Ou bien, appliquez cela à Planète F, à Nouveau Projet, aux hyper-locaux, à toutes les initiatives de ces dernières années dont le sort est précaire, et vous comprenez la nécessité de créer des alliances. C’est même à se demander si les réseaux sociaux aident vraiment la cause qu’ils veulent défendre, ajoute Anne Goldenberg: à ses yeux, la multiplication de ces nouveaux outils aurait diminué l’importance des médias indépendants, au profit d’une culture de diffusion trop rapide, superficielle, et surtout, trop fragmentée. Plus la diffusion est fragmentée et plus son impact est incertain.

C’est à se demander si, comme lecteur, on ne rendrait pas service à ces médias indépendants en prenant nos distances des réseaux sociaux: c’est en tout cas un souhait qu’émettait pendant les Fêtes le chroniqueur Fabien Deglise pour 2015.

Un petit mouvement de déconnexion qui risque de se matérialiser en 2015, nourri par une fatigue perceptible de l’excès et une prise de conscience, un peu plus exprimée, de l’absurde d’une vie placée dans cette urgence de dire toujours plus haut, toujours plus fort qu’on existe, par le partage, par le commentaire, par le «j’aime» appliqué sur une photo de profil qui vient d’être changée, par la surproduction de photos... C’est qu’à trop vouloir exister dans les univers numériques, on finit par ne plus pouvoir être dans la matérialité des choses.

Fragmentation des gens et des combats, manque de temps... La solution logique passe par des alliances, des regroupements, des partenariats. Sous des formes classiques ou à inventer. Ne serait-ce pas une belle résolution pour 2015?

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