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On a déjà mentionné sur le site Éloge de la suite l’importance qu’accordait Henri Laborit (voir www.elogedelasuite.net), dans ses travaux pour comprendre le cerveau, à l’approche multidisciplinaire à une époque (à partir de 1960) où l’on ne jurait encore que par le spécialiste. Est-ce que les choses ont changé plus d'un demi-siècle plus tard ? Dans une conférence récente où je mettais en évidence les liens entre les différentes disciplines des sciences cognitives contemporaines ou dans une précédente où je résumais entre autres l’expérience de Laborit dans le Groupe de dix, j’étais porté à répondre par l’affirmative.

Mais je suis tombé cette semaine sur un article intitulé Not really a philosopher qui m’a rappelé que même aujourd’hui, rien n’est encore gagné ! Celui qui « n’est pas réellement un philosophe », c’est Chris Eliasmith, de l’Université de Waterloo, Ontario, Canada. Il est cependant, et c’est tout à son honneur, un digne héritier de la multidisciplinarité que prônait Laborit.

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L’article est fort instructif à plus d’un titre. Eliasmith rappelle d’abord qu’il n’est pas non plus « réellement » un ingénieur, un neurobiologiste ou un psychologue, mais quelqu’un qui est très intéressé à comprendre comment le cerveau fonctionne. « All of it, at all levels of description », s’empresse-t-il d’ajouter. Une précision qui n’aurait certainement pas déplu à Laborit, la notion de niveau d’organisation du vivant étant si centrale dans son œuvre qu’elle s’était imposée pour moi dans la structure même du Cerveau à tous les niveaux.

Eliasmith complète sa pensée là-dessus en notant qu’avec un objet d’une telle complexité comme le cerveau humain, il n’y a pas de bonnes raisons de croire qu’une seule discipline a toutes les réponses. Ces disciplines, rappelle-t-il, ne sont là, en gros, que parce qu’elles sont une structure pratique pour s’y retrouver au niveau académique.

« there is no good reason to think that only one discipline has all the answers. So, to me, disciplines are just a structure set up to help govern and categorize academia. »
Mais le refus de se cantonner à une seule discipline a porté fruit, tant pour Laborit que pour Eliasmith.

Dans le cas de Laborit, on peut se référer à ce qu’écrit Claude Grenié dans son chapitre « Propos sur la méthode » dans sa biographie de Laborit. On peut d’abord y voir, comme chez Eliasmith, un intérêt profond et très large au départ.

« À l’origine de la recherche, Laborit place la curiosité générale, « besoin de mieux comprendre la place de l’Homme et son rôle dans l’univers. »
Ensuite, il y a l’intuition qui, comme l’écrit Grenié
« consiste à faire confiance à « son acquis inconscient », souvent lié, chez Laborit, à cette rêverie biologique qu’il pratiquait dans tous ses moments de liberté. Le chercheur doit donc se laisser guider par son flair « sachant que celui-ci n’est probablement que l’expression intégrée des informations qu’il a pu recueillir et qui constituent la richesse acquise par son subconscient ». Cette richesse ne se constitue pas au hasard, mais au cours de lectures scientifiques nombreuses et choisies »
Et finalement,
« les hypothèses de travail fructueuses jailliront de « la synthèse de faits appartenant à des disciplines différentes et souvent fort éloignées de l’objet principal de ses préoccupations ».
Pour ce qui est de Chris Eliasmith, il rappelle que c’est son approche clairement à la frontière de plusieurs disciplines qui a permis à son groupe d’être à l’origine de ce qui est actuellement reconnu comme étant le plus grand modèle fonctionnel du cerveau au monde. Ce modèle, qui intègre les données de nombreuses disciplines comme les neurosciences ou l’informatique cognitive, a été mentionné dans un billet du blogue du Cerveau à tous les niveaux.

Dans son discours d'acceptation du prix Polayni reçu récemment pour ces travaux, Eliasmith note qu’il est le premier philosophe à recevoir le prix, mais qu’au-delà de la discipline, le prix a d’abord été remis à un résultat, et que le jury a donc fait fi des catégories disciplinaires. Mais Eliasmith de préciser, et c’est là où intervient le « reality check » dont je faisais allusion au début de l’article, que ce ne fut définitivement pas le cas pour la plus grande partie de sa carrière.

Il rappelle en effet à quel point les structures institutionnelles académiques classiques sont peu propices au travail multidisciplinaire :

« More typically, publishing, teaching, and doing research across disciplines causes administrative headaches: multiple deans and chairs to convince to support your work; not belonging to a specific faculty; evaluators counting various contributions very differently. »
Et mentionne dans la foulée à quel point la recherche multidisciplinaire devrait être encouragée, voire devenir la norme. Autrement dit structurer la recherche selon de grandes questions, et non selon des disciplines. C’est ce qu’il a eu la chance de pouvoir accomplir, et que Laborit avait réussi à faire dès les années 1960 dans son laboratoire de Boucicaut, un véritable tour de force quand on pense aux difficultés encore évoquées par Eliasmith.

Au sujet du laboratoire de Boucicaut, toujours dans le même chapitre de sa biographie de Laborit, Claude Grenié écrit :

« Le maître mot à Boucicaut est transdisciplinarité. Cela signifie, d’abord, pour Laborit lui-même, le recours, à titre personnel, à toutes les disciplines possibles, y compris à la cybernétique et aux mathématiques modernes. La définition la plus nette de cette attitude était le souhait d’être, si possible, un polyconceptualiste monotechnicien. […] Dans son laboratoire, Laborit encourage l’information croisée; biochimistes, pharmacologues, physiologistes exposent devant leurs collègues des notions utiles au groupe mais prises en dehors de leur propre discipline. Deux effets en résultent : ils parlent sous le contrôle d’auditeurs compétents et ils contribuent à l’élaboration d’un langage commun portant sur les concepts fondamentaux, équilibre, choc, douleur, mémoire, stress…, afin de féconder leur recherche. Selon Laborit, quatre années sont bien nécessaires pour que ce creuset fonctionne à la satisfaction générale. »

Et Grenié de conclure ce chapitre en mentionnant que les trois mots « Intuition, Analogie, Audace » figurant sur l’un des panneaux de l’exposition consacré à Henri et Geneviève Laborit (que j’ai pu photographier lors de mon passage à la faculté de médecine de Créteil où ils sont déposés) résument bien cette approche multidisciplinaire qui a tant servi Laborit et qui sert aujourd’hui à des scientifiques comme Chris Eliasmith.

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