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Au cours des décennies suivant l’introduction d’antibiotiques pour traiter des infections humaines, au début des années 1900, une baisse de leur efficacité thérapeutique a été observée. Pourquoi ? De nombreuses bactéries y étaient devenues résistantes, causant plusieurs millions de décès par année à l’échelle mondiale. Pour mieux encadrer le développement et l’usage d’antibiotiques, des biologistes se sont penchés sur l’évolution naturelle des bactéries et sur leurs mécanismes de résistance.

Même si la synthèse d’antibiotiques par l’industrie pharmaceutique est relativement récente, datant du début des années 1930, l’utilisation d’antibiotiques par l’humain date d’au moins quelques milliers d’années. En effet, des traces d’antibiotiques ont été identifiées au Soudan dans des squelettes datant de plus de 1 500 ans [1]. Cette découverte, faite par une équipe de recherche américaine dans les années 1980, semble indiquer qu’un mélange d’antibiotiques naturels était ingéré à cette époque, possiblement pour traiter des infections bactériennes chez l’humain [2].  

Les antibiotiques sont des molécules organiques * capables d’arrêter la croissance des bactéries (effet bactériostatique) ou de les tuer (effet bactéricide). Bien que les antibiotiques soient maintenant synthétisés par l’industrie pharmaceutique pour en faire des médicaments, des antibiotiques naturels sont produits par quelques bactéries et champignons microscopiques depuis des millions d’années [3]. D’ailleurs, ces molécules naturelles ont servi d’inspiration lors de la conception de médicaments à action antibiotique, comme la pénicilline. L’action des antibiotiques naturels et pharmaceutiques n’est cependant pas infaillible. De nombreuses bactéries résistantes à leurs effets ont été identifiées au cours des dernières décennies [4].
 

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Une compétition féroce

Avant d’aborder le problème de la résistance, deux questions importantes se posent pour comprendre les débuts des antibiotiques : qu’est-ce qu’une bactérie et pourquoi des antibiotiques peuvent-ils les tuer ou arrêter leur croissance ?

Le succès d’un antibiotique dépend de sa capacité à perturber des mécanismes essentiels à la survie ou à la croissance d’une bactérie. Les bactéries sont des micro-organismes composés d’une seule cellule. Les mécanismes essentiels à leur survie incluent la fabrication de leur matériel génétique et de leur paroi cellulaire, laquelle encapsule la cellule bactérienne. Les antibiotiques peuvent agir de différentes manières sur la bactérie. Par exemple, la pénicilline est un antibiotique qui empêche la fabrication de la paroi cellulaire de certaines bactéries et dont l’origine est naturelle [5]. Ce sont en effet les champignons microscopiques de l’espèce Penicillium qui produisent la pénicilline et la relâchent dans leur environnement [6]. Ainsi, la pénicilline se retrouve dans divers environnements comme la terre, les racines de certaines plantes et les sédiments marins [7].

Quel est l’intérêt, pour les champignons Penicillium, de développer la machinerie nécessaire à la production de la pénicilline ? Un des habitats naturels de Penicillium est la terre, un endroit où se retrouvent également de nombreuses bactéries et autres micro-organismes. La compétition y est donc féroce : les nutriments, essentiels à la survie de tous, sont présents en quantité limitée dans cet environnement. Ainsi, la pénicilline produite par les champignons Penicillium les avantage dans cette lutte aux ressources, car sa production cause, à la longue, la mort de bactéries compétitrices [8]. L’existence de relations de compétition a permis l’évolution naturelle de molécules organiques ayant une action bactériostatique ou bactéricide. La découverte de ces molécules est l’une des plus importantes du 20e siècle. Elle a ainsi mené à la fabrication industrielle d’antibiotiques, comme la pénicilline, pour lutter contre les infections bactériennes chez l’humain [9].
 

Une découverte importante 

La découverte, en 1928,  de la pénicilline par le microbiologiste britannique Alexander Fleming était fortuite. Au retour de ses vacances, il s’est rendu compte qu’un champignon microscopique avait contaminé une de ses expériences visant la caractérisation d’une souche bactérienne [10]. En constatant que la présence du champignon microscopique empêchait la croissance bactérienne, Alexander Fleming a observé l’effet de la pénicilline en action [11]. Grâce aux travaux de ce médecin, le champignon microscopique a été identifié en tant que l’espèce Penicillium, et la pénicilline a pu commencer à être utilisée [12].

Toutefois, lors de son discours d’acceptation du prix Nobel de médecine en 1945, Alexander Fleming y est allé d’une mise en garde : l’utilisation incorrecte ou abusive d’antibiotiques pourrait mener à l’émergence de mécanismes de résistance chez certaines bactéries [13]. La diminution de l’efficacité thérapeutique de la pénicilline, observée par une équipe de recherche américaine quelques années après le début de son utilisation, a confirmé l’apparition de tels mécanismes [14].

L’utilisation d’un antibiotique, qu’il soit naturel ou synthétisé par l’industrie, ne confère donc pas un avantage sans limites. La présence d’un antibiotique cause une pression sélective * qui favorise l’émergence de systèmes de contre-attaque chez certaines bactéries [15]. Lorsqu’ils apparaissent chez des bactéries pathogènes, ces mécanismes de résistance peuvent diminuer l’efficacité d’antibiotiques utilisés pour soigner des infections chez l’humain. L’évolution de la résistance aux antibiotiques est toutefois multifactorielle, de nombreux phénomènes évolutifs étant impliqués et entremêlés. Plusieurs questions demeurent ainsi ouvertes quant à l’apparition et à la propagation de mécanismes de résistance.
 

La résistance

Un des phénomènes évolutifs dont le rôle est établi comme important dans l’évolution de la résistance est la pression sélective exercée par un antibiotique [16]. L’apparition de nouvelles caractéristiques bactériennes peut être comparée aux différents chemins d’un labyrinthe. Dans cette analogie, le labyrinthe correspond à l’environnement d’une population bactérienne : chaque bactérie qui s’y trouve peut emprunter divers chemins pour circuler, ce qui représente les possibilités d’adaptation d’une bactérie à son environnement. Certains chemins mèneront à l’émergence d’une nouvelle caractéristique bactérienne, comme la capacité de résister à un antibiotique, alors que d’autres conduiront à des culs-de-sac, empêchant ainsi les bactéries qui les empruntent de s’adapter à leur environnement. 

En l’absence d’antibiotiques, donc sans la pression sélective causée par ceux-ci, les bactéries peuvent s’aventurer dans de nombreux chemins du labyrinthe pour s’adapter à leur milieu. Dans cette situation, aucune trajectoire n’est préférable, car aucune pression ne favorise l’évolution de caractéristiques spécifiques qui permettraient aux bactéries de s’adapter. Toutefois, en présence d’un antibiotique, le labyrinthe change. La pression sélective qu’il exerce transforme alors de nombreux chemins en culs-de-sac. Les chemins empruntés par la majorité des bactéries d’une population mèneront donc à des impasses : ces bactéries n’arriveront pas à s’adapter à la présence de l’antibiotique et finiront par mourir. Dans ce cas, certaines bactéries emprunteront tout de même des chemins ne menant pas à un cul-de-sac, soit des trajectoires entraînant l’apparition d’un mécanisme de résistance. Ces bactéries pourront ainsi survivre, car elles auront réussi à s’adapter à la présence de l’antibiotique dans leur environnement. De cette façon, la pression sélective causée par la présence d’un antibiotique est suffisante pour faire apparaître des résistances bactériennes.

Dans le cas de la pénicilline, les chemins menant à la résistance peuvent être empruntés plus ou moins rapidement par les bactéries. Dans le contexte du traitement d’une infection chez l’humain, la pression sélective causée par quelques années d’utilisation aura suffi pour provoquer l’émergence de résistances à cet antibiotique chez des bactéries pathogènes [17]. Des expériences en laboratoire visant à reproduire la pression de sélection causée par la pénicilline sur des bactéries rapportent même l’émergence de mécanismes de résistance en quelques jours [18]. Par ailleurs, des mécanismes de résistance à la pénicilline ont été identifiés chez des bactéries fossilisées datant de plusieurs dizaines de milliers d’années [19]. Ainsi, la production naturelle de pénicilline par Penicillium est suffisante pour entraîner l’émergence de résistances. En d’autres mots, ce n’est pas que dans le cadre de l’utilisation de la pénicilline par l’humain que des résistances peuvent apparaître. Ces observations indépendantes dans les milieux cliniques, environnementaux et de recherche confirment l’effet de la pression sélective de la pénicilline sur l’évolution bactérienne dans divers contextes.
 

Lutter contre l’évolution

Comment ces connaissances peuvent-elles servir à élaborer des stratégies pour mitiger le problème de la résistance aux antibiotiques ? Les travaux récents d’une équipe de recherche espagnole indiquent que l’information récoltée à propos de l’évolution bactérienne serait très utile pour optimiser l’efficacité des antibiotiques existants ou en créer de nouveaux [20].

La structure de la molécule correspondant à un antibiotique peut être optimisée par l’ajout d’atomes, ce qui modifie les propriétés de cette molécule. Par exemple, une équipe de recherche internationale, incluant des chercheuses et des chercheurs en biochimie et en pharmacologie, a récemment apporté certaines modifications structurales au triméthoprime, un antibiotique couramment utilisé pour traiter des infections urinaires [21]. L’effet de la pression sélective causée par la nouvelle molécule a été testé en laboratoire : elle avait un effet plus restrictif sur l’évolution bactérienne que le triméthoprime. En d’autres mots, les bactéries étaient moins susceptibles de s’adapter, donc d’évoluer vers une résistance, en présence de cette molécule modifiée. En reprenant l’analogie du labyrinthe, la nouvelle molécule transformait encore plus de chemins en culs-de-sac que le triméthoprime. Très peu de trajectoires pouvaient donc être empruntées par les bactéries pour développer un mécanisme de résistance. De cette façon, la majorité des bactéries finissaient par mourir plutôt que par s’adapter. Cette stratégie récemment découverte permettrait donc de réduire l’évolution de résistances bactériennes.

Par ailleurs, la compréhension de l’évolution bactérienne aide aussi à cibler certaines faiblesses chez les bactéries et ainsi à créer en laboratoire des antibiotiques qui ne s’inspirent pas de molécules naturelles, c’est-à-dire des molécules d’origine synthétique [22]. Cependant, leur absence dans la nature n’empêche pas l’émergence de résistances, même si celles-ci sont moins répandues. En effet, la pression de sélection exercée par ces antibiotiques demeure suffisante pour faire émerger des mécanismes de résistance, mais comme les antibiotiques synthétiques n’existent pas dans la nature, des résistances se développent plutôt en réponse à leur utilisation par l’humain [23]. La conception d’antibiotiques synthétiques peut alors diminuer l’ampleur des résistances, mais ne permet pas de contourner leur émergence.

Ainsi, la solution magique pour empêcher l’apparition de résistances aux antibiotiques n’existe pas, même si la vitesse ou l’ampleur de leur évolution peut être réduite. Selon l’Organisation mondiale de la santé, la mitigation de ce problème réside dans la combinaison de stratégies : le développement de connaissances sur l’évolution des mécanismes bactériens de résistance, l’utilisation de ces résultats pour optimiser le développement d’antibiotiques, et le respect de lignes directrices régissant leur usage [24]. Comme pour la découverte du premier antibiotique, la recherche s’avère un outil dont les résultats continuent d’éclairer le développement de stratégies pour l’amélioration de la santé publique.
 

— Un article de Stella Cellier-Goetghebeur, étudiante au programme de doctorat en biochimie à l'Université de Montréal

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