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Ce blogue inauguré à l’automne 2010 commence à avoir assez de « vécu » pour pouvoir suivre des sagas scientifiques se déployant sur des années, voire près d’une décennie. C’est le cas de celle du Blue Brain Project dont je vous avais parlé initialement en 2013, puis en 2018. Je découvre aujourd’hui un documentaire réalisé en 2020 sur cette histoire, ce qui me donne l’occasion de revisiter cette fascinante affaire de gros sous, de Big Data, de compétition entre scientifiques et de quête vertigineuse pour tenter de comprendre notre cerveau. Bref, de la sociologie des sciences appliquée, chose dont on parle souvent trop peu.

Tout part au fond des expériences de Vernon Mouncastle sur cortex somatosensoriel du chat, en 1957. Celles-ci avaient mis en évidence la prédominance de connexions verticales entre les neurones du cortex par rapport aux connexions horizontales au sein d’une même couche. D’où l’hypothèse subséquente de « colonnes corticales » qui agiraient comme une unité fonctionnelle de base dans le cortex. Hypothèse qui allait être confirmée dans les deux décennies suivantes par d’autres travaux dont ceux des prix Nobel David Hubel et Torsten Wiesel sur le cortex visuel du chat.

Cette idée que les colonnes corticales représentent une unité de calcul fondamentale pour la computation corticale a par la suite inspiré plusieurs projets de simulation informatique du cerveau. Le plus célèbre est sans doute le Blue Brain Project qui a été mis en place en Suisse par Henry Markram à partir de 2005, puis s’est développé en un projet encore plus grandiose en 2013, le Human Brain Project, avec plus de 500 scientifiques impliqués. Il s’agit donc à n’en pas douter de ce qu’on appelle souvent de la « Big Science », avec tous les ingrédients de circonstance : de l’argent, énormément d’argent, on parle de milliards de dollars; des critiques au niveau de la gouvernance du projet, avec un style de leadership de Markram que certains avaient qualifié d’autocratique ou de messianique, ce qui a éventuellement amené un changement radical dans la gestion du Human Brain Project; des divergences de vue radicales sur le bien-fondé même de ces velléités de simulation de cerveau, ne serait-ce que celui de la souris ou même seulement de certaines de ses parties; on a aussi déploré le manque de cadres théoriques bien définis pour orienter les simulations et l’insuffisance de nos connaissances encore trop parcellaires sur la connectivité cérébrale, en particulier au niveau microscopique dans la façon dont les neurones se connectent entre eux, qui en ferait un projet prématuré; et bien sûr des critiques fondamentales à ce genre de simulation informatique désincarné en terme de plausibilité biologique, sans organes  sensoriels  ou  d’effecteurs qui permettrait d’observer un comportement et d’en évaluer la pertinence. Il y en a même qui se sont demandés si le modèle ne risque pas de devenir aussi complexe et incompréhensible que le cerveau humain lui-même !

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L’une des réalisations du Blue Brain Project fut la simulation d’une colonne de cortex de souris contenant environ 10000 neurones (sur environ 71 millions de neurones dans le cerveau de souris entier). Publié en 2015 alors qu’il avait été annoncé pour 20o8, ce modèle attendu (c’est le cas de le dire) était signé par Henry Markram et plus d’une soixantaine d’autres scientifiques !

J’ai tenté de me tenir un peu au courant des hauts et des bas de ce projet au fil des années, par exemple avec l’article, paru aussi en 2015, de la revue Scientific American dont le titre révélateur était « Why the Human Brain Project Went Wrong—and How to Fix It ».

Et puis, en 2018, j’ai écrit un billet de blogue sur une avancée directe des travaux de Markram : le premier atlas 3D complet du cerveau de souris, le Blue Brain Cell Atlas, qui permet maintenant de visualiser l’emplacement de tous les neurones du cerveau de souris sur lesquels il n’y avait que très peu de données accessibles auparavant. Sans parler des cellules gliales qui y sont aussi répertoriées.

Finalement, je découvre récemment cet article de la revue Nature de décembre 2020 intitulé : Documentary follows implosion of billion-euro brain project. Il s’agit de la recension du film In Silico, du réalisateur Noah Hutton, qui a suivi à partir de 2010 tous le déroulement de cette saga, très bien résumée d’ailleurs dans cet article. Je vous laisse avec le dernier paragraphe de cette  recension d’Alison Abbott qui montre que même au niveau de l’interprétation de ce s’est mal passé avec le Human Brain Project, l’avis d’une spécialiste des politiques scientifiques européennes et d’un réalisateur qui a réfléchit dix ans sur la question peuvent différer. Imaginez au sein de ceux qui sont partie prenante du projet maintenant.

« In Silicon is a fascinating window into the trouble grandiose research projects and grandiose personalities can generate, even if it fails to get to the heart of what specifically went wrong with the HBP. Hutton hints that the disputes were driven by money. I disagree; my sense is that it came down to leadership style and irresolvable differences in scientific opinion. There is a bolder, even more interesting, story waiting to be told. »

Et pour montrer qu’il est définitivement bien difficile de trancher le « vrai » du « faux » quand on entre un tant soit peu dans la complexité de la science, cette autre conclusion, du résumé du film celle-là :

« Along the way, it reveals the profound beauty of tiny mistakes and bold predictions – a controversial space where scientific process meets ego, and where the lines between objectivity and ambition blur. »

Je donne