Comment réussir le plus gros coup de marketing
de la décennie
(ASP) - Ces dernières années,
on a souvent accusé, non sans raisons, les journalistes
spécialisés en technologie davoir
monté aux nues des inventions qui nen valaient
pas la peine, juste parce que leur créateur était
fort en marketing ou, pire encore, juste parce
que dautres journalistes avaient dit que linnovation
en valait la peine.
Mais avec un bidule appelé IT,
puis Ginger, finalement dévoilé cette
semaine -un genre de scooter-planche à roulettes-motorisé-
on a atteint les sommets du ridicule : voici une
invention ultra-secrète, si secrète...
que personne, pendant près d'un an, ne lavait
encore vue. Ce qui na pas empêché,
l'hiver dernier, pendant deux mois, quelque 200 reportages
annonçant quil sagira de linnovation
technologique la plus révolutionnaire des dernières
décennies, "plus révolutionnaire
que lInternet", selon lexpression qui
était alors consacrée.
Tous ces reportages disaient de lAméricain
Dean Kamen un personnage qui, sans être
une célébrité, est relativement
connu dans les milieux américains spécialisés
en hautes technologies- quil était sur
le point de sortir quelque chose de " fabuleux ",
quelque chose qui "bouleversera le paradigme"
-quoi que ce soit que cela puisse vouloir dire. Et de
qui venaient ces qualificatifs? Eh bien, pas dobservateurs
indépendants qui auraient étudié
sa création, mais dune source plus ou moins
anonyme, apparemment associée à léditeur
qui sapprêtait à publier le livre
de Dean Kamen. Peut-être même lagent
littéraire de Dean Kamen. En dautres temps
et sous dautres cieux, on appellerait ça
un communiqué de presse...
Dans son édition davril,
le magazine Brills Content rappelait le
cas Transmeta, qui
a frappé de honte quelques journalistes "techno"
chez nos voisins du Sud. Le nom, comme celui de
beaucoup dautres firmes de la Silicon Valley,
donnait à cette firme une allure vaguement futuriste,
en 1995: mais ce qui distinguait Transmeta, cétait
son côté secret. Seuls quelques initiés
savaient sur quoi elle travaillait. Et cela, à
cette époque où tout le monde ne jurait
plus aux Etats-Unis, du moins, pas encore au Québec
ni en France- que par les compagnies de la "nouvelle
économie", suffisait à attirer les
investisseurs, avec cette conviction bien naïve
que "secret" est synonyme de "important".
Laimant agissait aussi sur les journalistes, qui
couvraient chaque rumeur émanant de Transmeta.
Jusquen janvier 2000, lorsque le voile fut levé,
et que Transmeta révéla ce sur quoi elle
travaillait : une banale puce informatique. Qui
devait être plus rapide que les autres, et qui
se révéla, en définitive, un flop.
"A en juger par la façon dont
IT a dominé les nouvelles en janvier, reprend
Brills Content, les médias ont encore
le désir de croire aux miracles."
Pour en revenir à lhistoire
de ce IT donc, ou Ginger, cest effectivement en
janvier quelle a surgi dans lunivers médiatique.
Elle est dabord apparue dans la section "livres"
du cyber-magazine américain Inside le
9 janvier: on y apprenait que léditeur
de lÉcole de commerce de lUniversité
Harvard a payé 250 000$ pour un projet de livre
sur une invention sans nom, ultra-secrète, à
lusage indéfini, décrite par ses
promoteurs évidemment- comme extraordinaire
et "plus importante quInternet". Larticle
y ajoutait des spéculations : sagit-il
dune nouvelle source dénergie? dun
téléporteur à la Star Trek?
dun hydroglisseur?
Or, ces spéculations allaient ensuite
être reprises, mot pour mot, dans deux centaines
darticles et tout cela, avec une seule et
unique base: le projet de livre, tel que rédigé
par lauteur (ou son agent). Le fait que la nouvelle
soit dabord sortie dans une publication comme
Inside, destinée à une certaine
élite intellectuelle, a contribué à
lui donner encore plus dimportance un détail
qui, est-il besoin de le souligner, est souvent prémédité,
quand on veut lancer une campagne promotionnelle.
Comme quoi Inside est effectivement
très lu par une certaine élite journalistique,
trois jours après la sortie de cet article, le
journaliste dInside, PJ Mark, était
apparu à une demi-douzaine démissions
télévisées, vite accompagné
dun journaliste de Wired qui, lui, avait
publié en septembre un portrait flatteur de Dean
Kamen. Le reste fit tant et si bien boule de neige dans
la communauté des internautes les plus mordus
quau cours de la semaine précédant
le Super Bowl, Dean Kamen, 50 ans, était lobjet
de davantage de requêtes dans les moteurs de recherche
dInternet que la ligue nationale de football.
Des pages web furent créés,
les spéculations se multiplièrent, alimentant
elles-mêmes de nouveaux articles qui alimentèrent
de nouvelles spéculations qui alimentèrent
de nouveaux articles...
Et pourtant, deux mois plus tard, à
la mi-mars, il ny avait toujours personne capable
de dire ce que cétait que cette "invention",
ni même si elle était construite, encore
moins pour dire si le tout était fiable. Personne
en position dautorité pour corroborer ce
que, à ce jour, seule une personne pas désintéressée
du tout a voulu laisser croire.
Un bon exemple à suivre pour les
futurs relationnistes?
Pascal Lapointe