Mais mal-aimé. Deux articles dans la
très pointue revue Science le démontrent
cette semaine: l'un, sur des singes capucins qui utilisent
des outils. L'autre, sur l'utilisation d'outils par des
corbeaux. La majorité des médias du monde
ont repris l'histoire des singes capucins. Mais n'ont pas
dit un mot du corbeau.
Et pourtant. "Le
corbeau est aussi intelligent que les grands singes",
titre sans hésiter le National Geographic.
"Raisonnement de cause à effet, flexibilité,
imagination et prospection": le corbeau a toutes ces qualités
qui définissent l'essence même de l'intelligence
chez les singes, résument Nathan J. Emery and Nicola
S. Clayton, de l'Université britannique de Cambridge,
les deux auteurs de cette revue de la littérature
scientifique qui, dans l'édition de cette semaine
de la revue Science, donne au corbeau ses lettres
de noblesse.
"Parce que corvidés (corbeaux, corneilles,
geais, choucas, pies) et singes partagent ces outils cognitifs,
nous affirmons que des capacités cognitives complexes
ont évolué en de multiples occasions chez
des espèces très différentes dotées
de cerveaux structurés très différemment,
afin de résoudre des problèmes similaires."
Ce n'est pourtant pas d'hier que ces oiseaux
sont crédités d'une intelligence supérieure
à la moyenne. Il y a 2600 ans, le Grec Esope racontait
la fable d'un corbeau qui, placé devant un récipient
trop haut pour qu'il puisse en boire l'eau, avait jeté
des pierres à l'intérieur, jusqu'à
ce que le niveau d'eau monte suffisamment. Une fable, certes,
mais le fait de l'avoir attribuée à un corbeau
n'était pas un hasard.
Aujourd'hui, la littérature scientifique
contient des récits de corbeaux qui utilisent le
passage de voitures pour casser les noix dont ils se régalent.
De geais qui se souviennent d'une quantité considérable
d'endroits où ils ont caché leur nourriture
et
qui font la distinction entre les caches d'aliments
périssables et les autres. De geais, encore, qui
s'asseoient sur des nids de fourmis, afin que celles-ci
les arrosent d'acide formique... un puissant insecticide
qui débarrasse l'oiseau de ses parasites. Ont-ils
anticipé l'impact de leur action? Si oui, c'est une
réflexion qui implique une cause et un effet: un
exploit qu'aucun animal, en-dehors des singes, ne semblait
capable d'accomplir.
Et que dire de cette corneille de Nouvelle-Calédonie
élevée dans un laboratoire américain
qui, l'an dernier, est devenue célèbre en
tordant un fil de fer pour qu'il devienne un hameçon
capable de récupérer de la nourriture à
l'intérieur d'un vase. Mieux encore, elle en est
arrivée à choisir, parmi plusieurs fils de
fer, celui qui sera de la bonne longueur. Or, si les chercheurs
ont choisi la corneille de Nouvelle-Calédonie, c'est
parce qu'on l'a déjà vu faire la même
chose dans son état naturel: elle y fabrique deux
types d'outils, l'un s'apparentant au hameçon (pour
extraire les insectes des trous d'arbres), l'autre à
une pelle (une feuille soigneusement choisie, avec laquelle
l'oiseau balaie sous les détritus de feuilles, jusqu'à
ce que des proies sortent au grand jour).
Toutes ces démarches dévoilent
une intention claire. L'oiseau a imaginé, dans sa
petite tête, le but à atteindre et il a pris
les moyens qui s'imposent.
Il a imaginé: voilà un
exploit qui, à lui seul, range les corvidés
dans une catégorie à part dans le règne
animal.
"Ces études, concluent Emery et Clayton,
ont démontré que certains corvidés
ne sont pas seulement supérieurs en intelligence
aux oiseaux des autres espèces (peut-être à
l'exception de certains perroquets), mais qu'ils rivalisent
aussi avec plusieurs espèces de primates."
Des cerveaux différents, mais dirigés vers
le même but
Les structures des cerveaux de ces oiseaux
et des primates sont pourtant très différentes,
ce qui a d'ailleurs longtemps contribué à
rejeter l'hypothèse de l'intelligence: on supposait
qu'il y avait quelque chose de très spécifique
dans la structure de notre cerveau, quelque chose qui aurait
émergé au cours des derniers millions d'années.
De toute évidence, l'hypothèse est fausse:
cerveaux différentes, mais évolution similaire.
Deux facteurs importants. D'abord, le cerveau
des corvidés est très gros: à peu près
la même taille que le cerveau d'un chimpanzé.
Ensuite, la vie en groupe. Les créatures
dites "sociales", comme les dauphins, les chimpanzés,
les humains et les corvidés, ont besoin de mémoriser
davantage d'éléments pour vivre en société,
ce qui oblige sûrement le cerveau à travailler
plus fort.
Le corbeau peut-il nous aider à comprendre
d'où provient notre propre intelligence? L'apparition
du langage, de la pensée abstraite, des intentions,
des désirs, de l'imagination? Oui, répondent
Emery et Clayton, certainement autant que les singes
capucins du Brésil et les pierres
qu'ils utilisent comme outils pour aller chercher
la nourriture.
Ce n'est parce que le corbeau ne nous ressemble
pas, physiquement parlant, que nous devons le considérer
moins intelligent.
Pascal Lapointe