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Depuis des semaines, les statistiques s’entêtaient à donner Obama vainqueur. Dans le camp de ceux qui refusaient de leur accorder foi, il y avait évidemment les républicains mais aussi... les journalistes politiques.

Pour les passionnés de sondages, ça passera à l’histoire comme le scrutin de Nate Silver : le créateur d’un système statistique qui, en jetant dans une grande marmite tous les sondages électoraux et en brassant, avait été capable, en 2008, de prédire avec succès les résultats de l’élection présidentielle dans 49 des 50 États. Et depuis des semaines, il accordait plus de 70% de chances à Obama de l’emporter mardi, puis 80%, puis 90% dimanche dernier —tandis que les commentateurs, eux, ne cessaient de parler d’une « course serrée ».

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Quelques reportages ont fait état d’une « crevasse » qui se serait ouverte entre les journalistes politiques et Nate Silver. Mais j'élargirais : cette fin de campagne électorale aux États-Unis symbolise la crevasse entre les journalistes politiques et les journalistes scientifiques. Et avec la réélection d'Obama, les journalistes scientifiques viennent, sans avoir eu à tirer une seule salve, de remporter une victoire.

Les opinions et les chiffres

Là où le journaliste politique se nourrit de gens qui acceptent de lui parler parfois en cachettes, le journaliste scientifique se nourrit de données accessibles à tous. Là où le journaliste politique soupèse des opinions contrastées ou contradictoires, le journaliste scientifique recherche les faits les plus solides qui font (presque) consensus.

On pourrait croire que les deux auraient accepté de se compléter face à des faits solides. Ce serait sous-estimer l’importance de la course de chevaux dans la culture politique. Le consultant Jim Giles avait vu cela il y a déjà six semaines, dans le New Scientist :

Si les modèles [statistiques] sont robustes, et leurs prédictions fortement en faveur d’Obama, pourquoi entendons-nous continuellement que la course est serrée? Je pense que c’est en partie culturel. (...) La politique au quotidien est remplie d’événements dramatiques, comme le vidéo de Romney récemment dévoilé... Ces événements font ressembler la campagne à des montagnes russes.

Nate Silver n’est même pas journaliste. Bien que son succès aux élections de 2008 lui ait valu une chronique et un blogue au New York Times538.org— il a une formation en économie et il avait commencé à tester ses algorithmes... dans les prévisions du baseball. Mais sa démarche est celle du journaliste scientifique : les données solides, les chiffres, sans avoir à s’empêtrer dans la recherche de l’homme qui dit pour et de l’homme qui dit contre.

Certains s’en sont amusés. Pour le Nobel d’économie Paul Krugman, une partie du problème repose sur une méconnaissance des statistiques.

Beaucoup de gens ont du mal à distinguer probabilités et marges d’erreur. Ils pensent que lorsque je dis « les sondages suggèrent très majoritairement une victoire d’Obama », je veux dire « les sondages suggèrent une grande majorité à Obama. »

Peut-être. Si la cassure ne se résume qu’à ça, ce sera vite réglé : dans une dizaine d’années, nous aurons du journalisme politique un peu plus « scientifique », capable de mieux décoder les sondages.

Mais la pente sera en réalité plus abrupte pour les traditionnalistes du journalisme politique, comme l'a illustré un commentateur de MSNBC à la fin-octobre:

Nate Silver nous dit qu’il y a 73,6% de chances que le président gagne? Personne dans [son équipe] ne pense qu’il a 73% de chances. Ils pensent qu’ils ont 50,1% de chances de gagner. Et si vous parlez aux partisans de Romney, c’est la même chose.

Voilà. L’opinion versus les faits. Le pour et le contre.

Accepter que les statistiques à la Nate Silver soient aussi solides qu’il est scientifiquement possible de l’être, signifierait que le journalisme politique devrait abandonner son pain et son beurre : la « course serrée », les « montagnes russes ». Ce serait aussi diminuer la valeur de « notre sondage exclusif » : parce que le blogue 538.org, lui, puise à tous les sondages, pas juste à ceux du New York Times. C’est grâce à cela qu’il en arrive à des marges d’erreurs beaucoup plus petites, et à des prévisions beaucoup plus solides.

Aucun de ces changements n’est en soi dramatique : au contraire, la qualité de l’information ne s’en porterait que mieux, si la politique était moins souvent traitée à travers la lunette des courses de chevaux et des opinions d'une poignée d’initiés. Mais il n’a jamais été facile de faire virer un paquebot.

C’est néanmoins la deuxième fois en un mois que le journalisme scientifique apporte de l’eau au moulin des partisans d’une réforme du journalisme politique. La première fois, c’était à travers les limites atteintes par les rubriques de vérification des faits (PolitiFact, FactCheck.org) : ces rubriques ont beau avoir atteint cette année une importance jamais vue, ce n’est que dans le dernier droit que les observateurs ont admis que de juste mettre côte à côte les mensonges du candidat A et du candidat B, en espérant qu’il en ressorte un genre de formule mathématique —« celui qui ment plus que l’autre »— était un peu naïf.

Ce qui est certain, c’est que le journalisme politique a besoin d’être réformé. Aussi différentes que puissent être nos élections de celles des États-Unis, un Nate Silver pourrait émerger autant au Québec qu’en France, et démontrer qu’un peu de science rehausserait la qualité de l’information. À tout le moins, pendant une campagne électorale.

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