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On a souvent dit que s’il veut survivre dans le nouvel écosystème de l’information, le journaliste doit prouver qu’il peut se distinguer des experts qui bloguent, des citoyens qui fouillent... et des robots qui écrivent.

C’est le principal constat d’un rapport sur l’avenir du journalisme, Le journalisme post-industriel , publié en novembre par l’École de journalisme de l’Université Columbia, et il s’agirait d’un constat banal, presque philosophique, si ses nombreux exemples ne le rendaient pas exceptionnellement à jour —au point de s’insérer dans les prévisions 2013 : des machines pour écrire des articles, vraiment?

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Eh oui, c’est d’ores et déjà une réalité pour la firme américaine Narrative Science, née en 2010 et bien décidée à en faire son pain et son beurre. Public-cible : les compagnies à la recherche de textes vite faits pour leurs revues de presse, et les médias. Ces derniers, à travers deux secteurs de l’information que la firme croit destinés à une grande expansion : les comptes-rendus de matchs sportifs locaux et les comptes-rendus de la journée pour les pages financières. Narrative Science «prend des données numériques brutes et génère des histoires», résument les auteurs du rapport, C.W. Anderson —professeur de journalisme à New York, connu comme théoricien du journalisme citoyen— Emily Bell —Britannique, enseigne aussi le journalisme à New York, a été directrice des contenus numériques du Guardian— et Clay Shirky —journaliste et auteur prolifique sur les nouvelles technologies.

L’idée de textes «automatisés» n’a rien de révolutionnaire en soi: des informaticiens y travaillent depuis au moins 1994. Au hockey par exemple, si quelqu’un se charge d'entrer l’essentiel des données statistiques d’un match —nombre de buts et de tirs pour chaque période, par qui, punitions, joueurs-étoiles— le logiciel, adéquatement nourri de phrase-clefs, peut aussitôt cracher un texte de quelques paragraphes. Certes, sans artifices littéraires —mais qui s’en soucie? Selon Wired, la firme aurait produit 400 000 textes en 2011. Certains textes du cahier Économie de votre quotidien préféré —la Bourse a grimpé ou baissé de tant de points aujourd’hui, telle compagnie a battu un record par rapport à tel jour— sont aussi ciblés.

Et ceci illustre mieux qu’un long discours l’avertissement lancé aux journalistes depuis deux décennies : à l’heure où d’autres que les journalistes —y compris des robots!— peuvent faire certains types de textes aussi bien, les journalistes et leurs patrons ne devraient-ils pas employer leur temps et leurs talents à faire mieux et différent? Mieux et différent, ça ne veut pas dire encore plus d’instantanéité et d’événementiel, mais davantage de reportages fouillés, d’enquêtes et d’analyses.

Sur ce plan, le journalisme scientifique a un gros avantage, puisqu’il ne peut pas, par définition, être le royaume du répétitif et des phrases-clichés, même dans un média qui, comme Science-Presse, serre de plus près l’événement.

Qui va payer qui?

Sauf que pour davantage de reportages, d’enquêtes et d’analyses, il faut des sous, et c’est l’autre constat du Journalisme post-industriel. À l’heure où le modèle d’affaires vieux d’un siècle et demi —un journal pour tous, financé par la publicité— se dilue dans la concurrence de millions de gratuits, il faut aller quémander chez ceux pour qui «service public» n’est pas un vain mot —soit des fondations à but non lucratif ou des gouvernements.

Le bon journalisme a toujours été subventionné. Les marchés n’ont jamais fourni autant de nouvelles que la démocratie en demandait.

Surtout qu’à l’heure d’Internet, c’est le long terme qui pose problème. Toutes les enquêtes de longue haleine, tous les chroniqueurs ou blogueurs qui visent la longue durée, ont des moments creux, et seule une institution qui les soutient est à même de garantir une pérennité.

La continuité signifie d’être capable de couvrir une certaine histoire, un domaine ou une frange de la société, et sur le long terme, même si les journalistes individuels viennent et partent.

La continuité permet aussi au journaliste ou au blogueur d’affiner son style et d’asseoir sa réputation et sa crédibilité.

À l’analogie du chien de garde qui aboie —dévoilement d’un scandale— les trois auteurs préfèrent l’analogie de l’épouvantail : il fait moins de bruit, mais il est toujours là et sa seule présence garde les oiseaux prudents.

La continuité de cette presse, le fait qu’elle soit «là», suffit souvent à contenir les comportements malsains des institutions les plus puissantes.

Or, à mon humble avis, la continuité, c’est l’élément qui a été constamment sous-estimé par les gourous d’Internet, et à dessein : ils ont tellement voulu croire en la toute-puissance de l’individu enfin capable de se faire entendre —des forums électroniques d’il y a 20 ans jusqu’à Twitter— qu’il leur était intolérable d’admettre que ces individus puissent apparaître et disparaître au gré de leurs autres obligations.

En comparaison, la force d’un journaliste professionnel réside dans l’expérience qu’il acquiert au fil des années, dans cette opportunité qui lui est donnée de se spécialiser —un «beat», comme le journalisme scientifique en est un.

Posséder une connaissance pointue sur quelque chose d’autre que le journalisme devient de plus en plus important pour le journaliste... Dans des domaines comme l’économie, les sciences, la politique internationale et les affaires, la complexité de l’information et la vitesse à laquelle les gens souhaitent une explication et un contexte, laissent peu de place pour le généraliste.

Rien de tout cela ne remet en question le fait que dans ce nouvel écosystème de l’information, il faudra que le scientifique soit de plus en plus présent, notamment à travers les blogues. Tout comme il y aura inévitablement une place de plus en plus grande pour le citoyen témoin d’un événement ou porteur d’une opinion ou d’un savoir qui lui tiennent à coeur. De fait, il y a même une place pour les robots!

Mais il faut qu’il y en ait aussi une pour le journaliste —rémunéré, c’est la clef— aux frontières des territoires couverts par ces autres acteurs, en collaboration avec eux... et à la condition qu’il sorte de sa zone de confort.

Le journaliste scientifique aura de bonnes chances dans ce nouvel écosystème, parce qu’il a rarement été du côté de la nouvelle brute (les «5 W»), mais plutôt de celle du reportage qui prend le temps de réfléchir, d’expliquer, de synthétiser. Ne lui manque qu’une chose : des institutions solides.

Repenser le journalisme

Dans un autre registre, c’est ce que semble annoncer un livre paru en septembre dont je n’ai lu pour l'instant que l’introduction, Rethinking Journalism : la capacité des médias, y lit-on, à convaincre le public que leurs histoires détenaient une autorité avait été croissante tout au long du 20e siècle. « Toutefois, une bonne partie du statut social du journaliste est venue de son habileté rhétorique à se positionner comme un bien public nécessaire qui s’insérait lui-même dans tous les espaces de la vie quotidienne. C’est cette valeur sociale » qui a assuré un financement de base aux médias du 20e siècle.

On l’aura compris, on en est de moins en moins là.

Je donne