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Dans le sempiternel débat sur l’objectivité, le journalisme donne parfois l’impression d’être resté bloqué aux années 1960: la profession a évolué depuis, mais la réflexion, elle, est restée coincée dans une autre époque. Avec son geste d’éclat sur les changements climatiques, The Guardian vient toutefois de fournir un beau cas-test pour les futurs journalistes.

 

Il fut un temps, au XIXe siècle et pendant une partie du XXe, où couvrir la politique à Québec ou à Washington signifiait se ranger sous l’aile d'un parti politique. C’est la raison pour laquelle, en Amérique du Nord, lorsque les associations de journalistes et les écoles de journalisme sont nées, elles ont cristallisé la définition du journaliste idéal autour d’un concept-clef: l’objectivité. En gros: «nous ne sommes pas partisans; nous tentons de présenter les deux côtés de la médaille.»

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Ce qui se défendait bien dans un contexte de nouvelles politiques au jour le jour —le ministre dit blanc, son opposant dit noir— a toutefois commencé à prendre l’eau dans le contexte des magazines: faire le portrait d’une personne, raconter une histoire pour illustrer une tragédie, susciter l’émotion chez le lecteur, tout cela nécessite inévitablement une dose de subjectivité.

Le modèle est devenu indéfendable en journalisme scientifique: mettre sur un pied d’égalité l’astrologue et l’astronome? La multiplication des chroniques dans les années 1980 et des blogues dans les années 2000 a multiplié les maux de tête. Enfin, l’émergence d’un journalisme plus «engagé», délibérément subjectif, n’étonne plus et est même encouragée dans certains cercles: nul ne nie au magazine Mother Jones son étiquette journalistique en dépit du fait qu’il campe à gauche. Quant à Glenn Greenwald, le journaliste derrière l’affaire Snowden —les révélations sur l’espionnage électronique— il est un grand pourfendeur des gouvernants qui veulent restreindre les libertés individuelles.

Et c’est donc dans ce contexte que débarque la campagne de presse du Guardian .

Au début de mars, ce quotidien britannique —ou américano-britannique, tant son antenne américaine a gagné en notoriété— a lancé une campagne contre les émetteurs de gaz à effet de serre et plus particulièrement contre ceux qui investissent dans les compagnies polluantes. Une campagne doublée d’une série de reportages sur les changements climatiques. Dans son texte d’introduction, le rédacteur en chef, Alan Rusbridger, décrit l'avenir du climat comme étant le plus grand enjeu de notre époque, mais aussi un enjeu qui a été chroniquement sous-estimé:

 

Les changements au climat de la Terre font rarement la manchette. Les changements peuvent se produire trop vite pour rendre confortables les humains, mais ils se produisent trop lentement pour les journalistes —et, soyons honnêtes, pour la plupart des lecteurs.

 

L’administration du Guardian a parallèlement annoncé son intention de retirer ses sous des fonds de placement associés aux carburants fossiles. Elle a lancé un appel à d’autres investisseurs pour qu’ils fassent la même chose afin de parvenir, ultimement, à «garder le pétrole dans le sol» ( Keep it in the ground ). Une pétition du Guardian a déjà récolté plus de 175 000 signatures. Enfin, Rusbridger a invité des lanceurs d’alertes, au sein de l’industrie fossile, à contribuer à lever le voile sur les recoins sombres de leur industrie.

Ce faisant, ce journal s’inscrit dans la campagne dite du «désinvestissement», lancée dans des universités américaines depuis 2012, mais qui n’avait encore jamais bénéficié de pareil appui de la part d’un média, encore moins le poids et le prestige d’un journal de 194 ans...

Dans un second texte, publié le 16 mars, Rusbridger décrit en quoi cette campagne de presse est à ce point particulière:

 

D’ordinaire, vous ne commencez pas une campagne de presse sans savoir si vous allez la gagner. Celle-ci va très certainement être gagnée à long terme : la science physique est incontestable. Mais nous lançons notre campagne maintenant en croyant fermement qu’elle va porter le problème dans les conseils d’administration et les boîtes aux lettres de gens qui ont des milliards de dollars à leur disposition.

 

 

Il ressort clairement de nos recherches des dernières semaines, que plusieurs directeurs de compagnies et gestionnaires de fonds de placement, pressentent que c’est quelque chose qui sera bientôt à leur ordre du jour... Alors que la campagne du Guardian gagnera en importance, nous espérons qu’ils prendront conscience de l’urgence des choix qu’ils font.

 

Détail intéressant: un mécène qui fait partie des généreux donateurs du Guardian, la Fondation Bill et Melinda Gates —elle finance depuis 2010 une section spéciale du site sur le développement— fait partie de ceux pointés du doigt par le Guardian pour ses investissements dans les carburants fossiles.

Manque d’objectivité?

The Guardian outrepasse-t-il son rôle de journaliste «neutre»?La compagnie pétrolière Exxon le croit, elle qui a répliqué par un refus d’accorder une entrevue à la journaliste Suzanne Goldenberg, en raison d’un «manque d’objectivité» de son journal.

Bill McKibben, fondateur du groupe de pression 350.org, qui a donné naissance au mouvement de désinvestissement, et qui est associé à cette campagne du Guardian, n’y croit évidemment pas. Il cite deux exemples qui sont chers au coeur de tous les journalistes américains: Ben Bradlee d’une part, qui fut dans les années 1970 rédacteur en chef du Washington Post à l’époque du Watergate, engagé dans une lutte pour dénoncer les abus de pouvoir et la corruption du gouvernement de Richard Nixon. Et Edward R. Murrow d’autre part, qui a pris position dans les années 1950 contre le sénateur Joseph McCarthy et sa «chasse aux sorcières» anti-communiste. Pour Bill McKibben, Alan Rusbridger est le Bradlee ou le Murrow de notre temps.

Autre détail intéressant: McKibben a longtemps été journaliste. Il a même été un des premiers à écrire sur les risques des changements climatiques à la fin des années 1980 et il a publié dans de prestigieux quotidiens et magazines, à titre de journaliste, jusqu’aux années 2000. Il continue d'écrire, à titre de militant environnemental.

Quant à Rusbridger, en décembre dernier, il a annoncé qu’il prenait sa retraite en juin: Keep it in the ground est le dernier héritage qu’il veut laisser au Guardian .

 

Je n’ai pas fait beaucoup de campagnes de cette sorte, parce que je pense qu’elles devraient être faites avec une grande parcimonie et je pense qu’elles ne devraient être faites que lorsque le sujet est vraiment au-delà de tout doute, ou bien lorsqu’il y a un sentiment de grande urgence.

 

Ce n’est pas un hasard si c’est aussi The Guardian qui a lancé les révélations Snowden en 2013: Glenn Greenwald y était journaliste et blogueur lorsqu’il a été approché par Edward Snowden et un quotidien comme le New York Times aurait peut-être eu du mal à accepter sa plume subjective et irrévérencieuse. Les révélations Snowden sur l’espionnage électronique et l’importance que le Guardian leur a accordée ont valu à ce journal plusieurs récompenses, dont un prix appelé le Right Livelihood, qu’Alan Rusbridger est allé chercher à Stockholm en décembre dernier. Ce prix, souvent baptisé «Nobel alternatif», récompense des gens «qui ont offert des réponses pratiques et exemplaires aux plus grands défis de notre temps». En plus de Rusbridger et d’Edward Snowden, un autre récipiendaire en décembre était... Bill McKibben.

Alors, journaliste ou défenseur d’une cause? Tout dépend peut-être de la rigueur avec laquelle quiconque approche cette cause. Dans l’affaire Snowden, les journalistes ont le droit de s’indigner de l’espionnage électronique à grande échelle, mais tout en s’appuyant sur des documents, des données, des témoignages, bref, des faits et non des opinions. Avec les changements climatiques, ils ont une «cause» qui en englobe en réalité des dizaines d’autres. Rusbridger, en entrevue à Mashable :

 

Les menaces aux espèces sont si sévères que c’est un de ces rares sujets où vous pouvez passer du reportage au militantisme.

 

Et dans son texte d’introduction:

 

Aux fins de nos futurs reportages, nous tiendrons pour acquis que le consensus scientifique sur les changements climatiques causés par l’humain est écrasant. Nous laisserons les climatosceptiques et les négationnistes perdre leur temps à défier la science. L’argument central s’est déplacé vers la politique et l’économie.

 

 

 

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