Science et médias: des signes de vie
intelligible?
BOSTON (ASP) - La science pourrait aider
les journalistes à régler certains des
maux les plus graves dont souffrent leurs médias:
la tendance à choisir les réponses faciles
et rapides, de préférence aux explications
plus justes, mais moins spectaculaires; ou le fait de
préférer le trivial à la recherche
de profondeur.
Le paragraphe précédent
est une réflexion d'un journaliste américain
aujourdhui décédé, Walter
Lippman. Mais cette réflexion a été
servie comme digestif aux participants à un colloque
sur labsence de précisions dans les informations
scientifiques, qui avait lieu ce vendredi, dans le cadre
du congrès de lAssociation américaine
pour lavancement des sciences (AAAS).
Associations prématurées
entre téléphones cellulaires et cancer,
chiffres présentés sans mises en contexte,
corrélations statistiques douteuses, défense
prématurée des victimes dimplants
mammaires: les médias nont pas eu la partie
facile au cours de ces trois heures. Et bien quil
ait fallu un mathématicien pour admettre que
cest la population en général qui
réfléchit très mal -voire pas du
tout- dès que surgissent des chiffres, cest
un professeur de communications à lUniversité
de New York qui est allé suggérer que
les scientifiques devraient "prendre le contrôle
de linformation"... comme les militaires
lont si bien fait!
Une proposition qui aurait créé
un scandale dans un congrès de journalistes,
mais qui est passée comme dans du beurre à
cet atelier de lAAAS.
"Les militaires, après le
Viet-Nam, ont compris que le meilleure façon
dobtenir de la bonne information était
de la contrôler eux-mêmes", a plus
exactement déclaré Terence Moran, du département
de la culture et des communications.
Nous avons tous tendance à être
influencés par le premier chiffre que nous entendons,
explique John A. Paulos, mathématicien à
l'Université Temple. Il donne en exemple le test
suivant: demandez à un groupe de gens quelle
est la population de la Turquie, et ils vous donneront
des chiffres très disparates puisquen
général, ils nen ont aucune idée.
Demandez-leur si la population de la Turquie est supérieure
ou inférieure à 200 millions, et puis,
demandez-leur à nouveau de choisir un chiffre.
Cette fois, les chiffres que donneront ces mêmes
personnes, qui n'ont pourtant toujours aucune idée
de la réponse, se mettront presque tous à
tourner autour de 200 millions...
Ce ne sont donc pas seulement les journalistes
qui sont mal à l'aise avec les chiffres: ce sont
les citoyens en général. Une autre preuve
en étant l'absence totale d'esprit critique lorsqu'un
auteur a publié il y a deux ans un livre intitulé
The Bible Code, dans lequel il prétend,
au terme d'une immense analyse statistique, avoir trouvé,
dans la Bible, des mots-clefs renvoyant à notre
époque -Hitler, Clinton, Viet-Nam, etc. Sauf
qu'avec un livre de la taille de la Bible, s'insurge
Paulos, jouez avec les lettres (l'auteur supprime les
voyelles, puis choisit une lettre sur trois, ou sur
quatre, etc.) et vous finirez tôt ou tard par
trouver quelque chose. C'est statistiquement élémentaire...
Certes, les journalistes y gagneraient
sils étaient plus nombreux à savoir
comment fonctionne la science: quils comprennent
que ce n'est pas une affaire de Vérité
avec un grand V, et quen conséquence, deux
scientifiques bardés de diplômes peuvent
fort bien arriver à deux conclusions différentes,
s'ils ont choisi des méthodologies (autre concept
à apprendre) différentes. Ainsi en est-il
des "experts" invités à témoigner
en justice.
Mais là-dessus aussi, les journalistes
ont eu droit à un petit répit: ces témoignages
dexperts contradictoires en viennent à
rendre un très mauvais service à l'image
de la science, selon Michael Finkelstein, de l'Ecole
de droit de l'Université Columbia, qui suggère
carrément que scientifiques et juristes se rencontrent
pour établir des lignes directrices quant aux
types d'experts qui seraient autorisés à
venir témoigner en cour. Ainsi, dans l'affaire
des implants mammaires, un chercheur employé
par le fabricant, Dow Corning, aurait dû être
refusé, tout comme celui rémunéré
par la partie adverse.
Une telle révolution dans les palais
de justice n'amènerait certes pas du jour au
lendemain les scientifiques à juger moins sévèrement
les journalistes. Mais au moins, cela éviterait
à ces derniers de tomber dans quelques-uns des
pièges les plus grossiers que tendent les " experts "...
Mais l'écart entre scientifiques
et journalistes est peut-être moins grand qu'il
n'y paraît. Dans ce même congrès,
le lendemain, était organisée une session
de formation destinée aux chercheurs. Son objectif :
leur apprendre à parler aux... journalistes.
Et son titre, limpide: "Des signes de vie intelligible
dans la communauté scientifique".
Pascal Lapointe