Prenons par exemple le
cas de la Suisse. Dans la liste des
débats publics, les biotechnologies
figurent en tête de peloton. Et
sont très bien couvertes par
les médias, plus que la moyenne
européenne, selon Urs Dahinden,
de lInstitut des communications
de masse et des médias à
Zurich.
Une des raisons est, explique-t-il,
ce système de démocratie
directe dont se vante souvent son pays:
il suffit à quiconque de ramasser
1000 signatures pour réclamer
un référendum. De fait,
il y a déjà eu en Suisse
deux référendums sur les
biotechnologies: un premier, en 1992,
sur le besoin détablir
une réglementation stricte sur
la médecine reproductive (accepté),
et un autre en 1998 sur une très
stricte réglementation autour
des biotechnologies de lagro-alimentaire
(rejeté).
Et pourtant, intriguant
paradoxe, cela na jamais empêché
la Suisse de continuer à abriter
une industrie biotechnologique de taille,
notamment avec "ses" multinationales
que sont Novartis et Roche.
L'Autriche na pas
de telle industrie sur son territoire,
et cela explique au moins en partie
que, lorsque des citoyens se sont levés
pour s'insurger contre les manipulations
du vivant, il n'y a eu aucun lobby pour
les contrer. Résultat: en Autriche,
les lois ont précédé
les pressions du public. Un phénomène
rare, admet Helge Torgensen, de lAcadémie
autrichienne des sciences.
Ces deux experts faisaient
partie d'un symposium inhabituel au
congrès de lAssociation
américaine pour lavancement
des sciences (AAAS), qui
avait lieu à Boston du 14 au
19 février. Inhabituel, puisque
ces deux experts " étrangers "
partageaient la scène avec une
demi-douzaine dautres provenant
d'autant de pays. Chacun était
là pour discuter de cétait
le titre- "Politiques de biotechnologie
en Europe et en Amérique du Nord",
mais en réalité pour répondre
à "la" question qui travaillait
tout le monde: pourquoi le débat
a-t-il levé à ce point
dans certains pays et est-il resté
lettre morte ailleurs?
Certains ont apporté
des éléments de réponses,
mais aucune na pleinement satisfait
les congressistes, venus en grand nombre
assister à ce symposium. "Il
y a une différence de perception
quant au rôle de lagriculture,
entre lAutriche et les Etats-Unis,
a par exemple expliqué Helge
Torgensen. LAutriche privilégie
les petites fermes familiales, une vision
plus romantique de lagriculture,
moins industrielle. LAutriche
est de très loin en tête
en Europe, pour le nombre dacres
consacrés à lagriculture
biologique."
Ce qui est bien sympathique,
mais ne suffit pas à tout expliquer:
la Suisse, qui nest apparemment
pas aussi bucolique, devance pourtant
lAutriche sur le terrain du débat
public. Et lAllemagne a connu,
dans les années 90, un boom de
son industrie biotechnologique, avec
création de nombreux emplois
à la clef... ce qui nempêche
pas sa population, selon les sondages,
de rester profondément sceptique
face aux avantages de cette industrie.
On aurait par ailleurs
tort dassocier vagues anti-OGM
et craintes des effets néfastes
de la technologie : la Finlande,
où la vague anti-OGM a déferlé,
est aussi le pays où 80% des
adultes possèdent... un téléphone
cellulaire. En dépit de toutes
les campagnes sur les risques présumés
de cancers du cerveau, qui nont
pas été moins virulentes
que les campagnes sur les risques des
OGM. "Nous nous considérons comme
une nation très pragmatique,
avec une éthique pré-industrielle",
tente de résumer Timo Rusanen,
de lUniversité de Kuopio,
en Finlande.
En fait, les paradoxes
dans toutes ces histoires sont si nombreux
quils ont généré
à eux seuls, en moins de deux
ans, un champ de recherche fructueux.
Les Britanniques Martin Bauer et George
Gaskell viennent de publier Biotechnology
- The Making of a Global Controversy
(Presses de l'Université
de Cambridge), tandis que les Américains
Jon D. Miller et Linda G. Kimmel signent
Biomedical Communications (Academic
Press), une revue des politiques gouvernementales
et de la recherche sur les attitudes
du public. Des congrès internationaux
ont été organisés
(en particulier en Europe), dont celui
intitulé "Bioéthiques,
biotechnologie et le public", qui avait
lieu en mars 2001 à lUniversité
de Sienne (Italie) : on est allé
y chercher jusque dans les années
70, les origines des controverses actuelles
sur les biotechnologies. Sans parvenir
pour autant à expliquer le débalancement
entre lEurope et lAmérique.
Mais ce nest pas
seulement là-dessus que trébuchent
les chercheurs : ils n'arrivent
pas davantage à expliquer la
"recette" par laquelle le public va
finalement simpliquer dans un
débat... ou sen détacher.
Ainsi, la Suisse, contrée finalement
pas-si-modèle, diront les anti-OGM:
parce quaprès avoir été
à l'avant-garde dès le
début des années 90, après
avoir été le plus sceptique
des pays européens face aux biotechnologies,
la Suisse, eh oui, a vu la perception
qu'ont ses citoyens des OGM s'améliorer
entre 1996 et 1999, tandis que cette
même perception stagnait ou se
détériorait ailleurs en
Europe. Au point où, conclut
Urs Dahinden, les biotechnologies sont
aujourd'hui un "problème dormant"
au pays des Helvètes. Jusqu'à
la prochaine crise?