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Suivre à la trace un travailleur de la construction grâce aux données GPS d’une application mobile: c’est une méthode de pointage qui a suscité la controverse en 2021. Récemment autorisée par le tribunal administratif du travail, cette application pourra désormais être utilisée par les employeurs, en autant que les employés se portent volontaires. 

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C’est un des nombreux exemples par lesquels l’intelligence artificielle s’infiltre sans bruit dans la gestion des ressources humaines. « Cela passe généralement inaperçu. Nous savons que beaucoup d’outils sont déjà implantés dans les milieux de travail, mais nous avons peu de données là-dessus. Même les travailleurs ignorent que leur employeur les utilise », sanctionne Guillaume Pelletier, conseiller en éthique et co-auteur d’une nouvelle  publication de la Commission québécoise de l’éthique en science et en technologie (CEST), La gestion algorithmique de la main-d’œuvre : analyse des enjeux éthiques.

L’usage de l’IA s’avère plus visible dans certains emplois, comme les plateformes numériques, les centres d’appels, les secteurs manufacturiers et bancaires. Cet usage gagne cependant la plupart des secteurs, jusqu’aux médias où elle peut remplacer des rédacteurs pour proposer des résumés rapides de nouvelles. Les auteurs du rapport citent aussi des études récentes d’intégration de l’IA dans l’industrie des transports, de la poste et du commerce de détail.

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Gagner du temps sur des tâches chronophages semble une bonne idée. Mais ça pose des questions éthiques. Il y a souvent une frontière floue entre le recueil des données personnelles, souvent à l’insu du travailleur, la finalité et ce qui est souhaité pour faciliter le travail. 

Parmi les glissements éthiques les plus discutables, il y a donc la tentation d’augmenter la surveillance des employés ou de lire les courriels que les travailleurs s’envoient, personnels ou pas. Ou encore. les biais des algorithmes susceptibles d’écarter les personnes de couleur des listes de candidats.

Ces changements technologiques émergent d’un droit qu’ont les gestionnaires d’une entreprise de choisir les moyens de production. Ce qui inclut le recrutement du personnel, la planification et la distribution des horaires, le suivi des employés et la gestion de la performance, entre autres. 

Toutefois, « les multiples données récoltées sur les travailleurs peuvent se retourner contre eux, poursuit Guillaume Pelletier, alors qu’il y a peu de choix et de négociation. Amazon se servait de données pour empêcher la syndicalisation, c’est connu mais c’est difficile à démontrer. »

Mon boss est une IA

Les algorithmes – ces programmations informatiques ciblées – émettent des directives sur les tâches à accomplir et la manière de les faire. Cela améliore l’efficacité et peut, parfois, favoriser l’autonomie des travailleurs.

Le changement est toutefois reçu plus positivement par les employés s’il y a la possibilité de se déconnecter du système pour choisir un autre chemin. À l’inverse, «  plus le travailleur a le sentiment d’être sous contrôle, plus il sera réfractaire et cela va affecter son bien-être au travail », confirme Guillaume Pelletier.

Le plus souvent, ces algorithmes permettent d’augmenter le contrôle et la pression sur les employés. Par exemple, la rétroaction en temps réel des agents des stations d’appels téléphoniques, qui est destinée à améliorer la pratique, demande des instructions claires et pertinentes. Cette gestion du temps d’appel très serrée augmente grandement le stress de l’employé.

Par ailleurs, les outils électroniques de suivi de la performance, ceux de collectes de données biométriques et ceux de contrôle des logiciels de traitement de texte (audio, écrit) modifient le temps et la qualité de la gestion des ressources humaines – une gestion plus instantanée, plus interactive (rétroaction en temps réel à l’employé) mais aussi plus opaque – « quelles données et pour quelle finalité ? ».

C’est pour cela que se pose l’enjeu du consentement libre et éclairé. « Si cela fait partie des conditions pour pouvoir travailler, on peut se questionner sur la qualité du consentement. Même les employeurs ne connaissent pas toujours la quantité d’informations personnelles recueillies et les conséquences de la possibilité de croiser ces informations », assure M Pelletier.

Ainsi, lors du processus d’embauche, les outils de l’IA permettent un système plus rapide de classement des CV et des entrevues… mais sûrement biaisé! Même si la décision finale revient au gestionnaire, le premier tri effectué par l’algorithme « reste très controversé », pense le conseiller. Ces technologies de reconnaissance faciale et de détection des émotions « ne sont pas fiables et cela peut encourager des pratiques discriminatoires ».

Ainsi, l’algorithme peut écarter des candidatures issues de certains quartiers par simple choix de codes postaux. Et c’est sans oublier des biais cachés dans la conception même de ces outils, qui ont déjà été dénoncés pour avoir entraîné des choix racistes, sexistes et non-inclusifs.

Transparence et accompagnement

C’est pour cela que la CEST met de l’avant, en fin de document, 16 recommandations adaptées au contexte québécois. On suggère ainsi qu’il soit obligatoire d’informer les personnes faisant l’objet d’une décision automatisée – au moment de la collecte de données et non pas seulement lors de la décision.

« Il y a un gros manque de transparence. Il est important de garder en tête qu’au sein d’une industrie 4.0, (l'intégration de l’intelligence artificielle dans les processus industriels), ce type d’outil est là pour se multiplier. Ce qui laisse peu de pouvoir au travailleur alors que c’est lui qui vivra avec les risques », souligne M Pelletier. Il est ainsi suggéré qu’un organisme soit mandaté pour accompagner les travailleurs dans leurs recours.

Il y a également la recommandation que le gouvernement québécois entame les démarches pour encadrer les plateformes numériques et protéger ses propres travailleurs. À l’instar de l’Ontario, qui avec sa Loi sur les travailleurs des plateformes numériques depuis 2022: droit à la transparence du système d’évaluation de l’emploi ou droit de règlement de conflits. 

En Allemagne, les travailleurs possèdent historiquement plus de droits face aux changements technologiques. « Ils ont un droit de participation aux décisions au sein de comités mixtes employeurs-employés. On pourrait imaginer d’inclure ces enjeux numériques complexes dans un comité paritaire en plus de sensibiliser les syndicats à comment accompagner les plaintes et les griefs. »

M Pelletier reconnaît que son rapport se situe un peu à contre-courant du discours politique sur les bénéfices de l’IA. « C’est faux de croire que la technologie est neutre et que le rapport de force est équilibré. Cela prend de la sensibilisation, de la transparence et un meilleur dialogue social autour de ces questions. » Il croit que les pistes d’encadrement proposées permettront aux décideurs, aux travailleurs mais aussi aux syndicats et à la société civile, d’être sensibilisés. 

L’oubli du capitalisme 

Un rapport excellent et bien documenté, juge Jonathan Durand Folco, co-auteur de l’ouvrage Le capital algorithmique (Écosociété, 2023). Le document « précise un ensemble d’enjeux liés à la gestion algorithmique du travail, c’est-à-dire l’usage de l’intelligence artificielle pour superviser, coordonner et/ou automatiser un ensemble de décisions liées à l’organisation des milieux de travail ».

Celui qui est également professeur adjoint à l’Ecole d’innovation sociale Elisabeth-Bruyère, de l’Université Saint-Paul à Ottawa, décrit comme essentielles les 16 recommandations, afin de mieux encadrer ces nouvelles technologies, favoriser la littératie numérique, protéger la vie privée des travailleurs, mieux réguler le travail sur les plateformes numériques.

Par contre, il remarque l’absence de prise en compte de certaines caractéristiques centrales de l’organisation du travail actuel et du système économique capitaliste. « La mention du capitalisme n’apparaît nulle part dans le texte, les enjeux liés à la propriété privée des moyens de production, la course aux profits, l’exploitation du travail, l’extraction de la plus-value, la concurrence et l’impératif d’accumulation, sont tout simplement absents. C’est une grande lacune de cette analyse. »

Les recommandations resteraient à ses yeux au niveau de la régulation et l’encadrement, « sans interrogation des relations de pouvoir —systèmes de domination comme le capitalisme, le colonialisme, le racisme et le patriarcat ».

Le rapport serait donc à ses yeux, une proposition « pour adoucir le degré d’exploitation par la gestion algorithmique, plutôt que d’assurer une réelle autonomie des travailleurs et des milieux de travail plus démocratiques ». Mais un pas dans la bonne direction !

 

Ce texte a été modifié le 20 janvier pour clarifier la méthode de pointage dans le 1er paragraphe

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