A l'âge de trois jours, un embryon
n'a pas encore d'organes sexuels. Mais il contient déjà
le matériel génétique nécessaire
pour devenir homme ou femme. Or, ce qu'ont fait l'Américain
Norbert Gleicher et ses collègues du Centre de
reproduction humaine à New York, c'est insérer
dans 21 embryons femelles une, deux ou trois cellules
mâles. Le
développement des embryons a ensuite été
observé jusqu'au stade suivant (blastocyste),
soit jusqu'au 5e ou 6e jour (12
des 21 se sont développés normalement),
avant que les 21 ne soient détruits.
Le travail, présenté à
Madrid dans le cadre du congrès annuel de la
Société européenne de reproduction
humaine et d'embryologie, a été qualifié
de révoltant
et d'irresponsable, aussi bien par les scientifiques
que par les groupes pro-vie.
Le but, assure Gleicher, n'était
pas de créer un être hybride -une chimère,
en langage scientifique- mais d'expérimenter
une nouvelle voie pour la thérapie génique
cette thérapie qui consisterait, en théorie,
à insérer un gène étranger
chez un patient souffrant d'une maladie d'origine génétique.
Toujours en théorie, selon Gleicher, ce patient
pourrait être un embryon: on
pourrait lui insérer un gène sain afin
de corriger, avant la naissance, un défaut génétique.
Possible. Mais alors pourquoi avoir fait
ce choix singulier de cellules sexuelles? Un choix "complètement
erroné" commente par exemple, depuis l'Australie,
Alan Trounson, spécialiste de la fertilisation
in vitro. "Vous ne pouvez pas avoir la moitié
de la maladie d'Huntington." Un tel embryon gars-filles
n'existe que très rarement dans la nature, renchérit
dans le New Scientist Lynn Fraser: quoi que ce
soit que puisse nous apprendre cette expérience,
c'est donc très limité.
Et le congrès de la Société
européenne de reproduction humaine est décidément
un lieu qui en dit long sur ce à quoi pensent
ou ne pensent pas certains scientifiques
quand ils jonglent ainsi avec les frontières
de la science. Une autre étude présentée
à ce congrès, en provenance d'Israël,
a révélé que des tissus d'ovules
provenant d'embryons avortés pourraient éventuellement
servir à fournir des ovules de rechange en vue
de fertilisations in vitro. Ce qui a poussé le
quotidien sensationnaliste britannique The Sun
à titrer: "Votre mère était un
bébé avorté."
C'est l'absence
de normes internationales dans ce secteur qui est une
fois encore en cause, écrit le plus sérieux
quotidien britannique The Guardian. Certains
pays, comme la Grande-Bretagne, se sont dotés
de normes très strictes, d'autres, comme les
États-Unis n'en ont que très peu (la France
est entre les deux; elle interdit depuis 1994 toute
recherche sur des embryons, mais il subsiste un flou
sur l'usage des embryons avortés). Avec pour
résultat qu'aux États-Unis, avec beaucoup
d'argent, on peut tout faire.
Paul Serhal, directeur de l'Unité
de conception assistée au Collège universitaire
de Londres, aimerait bien voir une levée de boucliers
de la part de ses collègues experts de la reproduction,
parce que leur spécialité fait à
présent face à une question lancinante:
"comment empêcherons-nous les gens de faire des
choses monstrueuses?"
Mais "le pays que vous avez le plus besoin
de réglementer est également celui qui
est le moins susceptible d'accepter une réglementation:
les États-Unis", dénonce, toujours dans
The Guardian, l'expert en fertilité Robert
Winston, de l'Hôpital Hammersmith à Londres.
La perspective d'un bébé né d'un
ovule tiré d'un foetus avorté serait inacceptable
aux yeux des autorités britanniques; mais si
cette technique était aujourd'hui au point, il
se trouverait nécessairement des cliniques, quelque
part dans le monde, qui accepteraient de l'offrir.
La seule façon d'y mettre un frein
serait d'avoir un organisme international qui règlementerait,
ou à tout le moins surveillerait, les nouvelles
technologies de la reproduction. "Quand vous savez qu'il
y a quelqu'un qui regarde par-dessus votre épaule,
vous y pensez à deux fois", résume Paul
Serhal. Mais avant de voir naître un tel organisme,
on aura eu le temps de voir naître bien d'autres
choses bizarres, et les congrès des Sociétés
de reproduction humaine auront été le
théâtre d'autres annonces plus bizarres
encore...