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Le débat sur la fermeture des commentaires chez Popular Science a remis à jour une vieille complainte des blogueurs de science: la pauvreté de la recherche universitaire. Que ce soit en communications ou en sciences sociales, les blogues, le Web 2.0 ou même les médias sur Internet, ont encore été très peu étudiés pour ce qu’ils sont.

«Ce qu’ils sont», c’est-à-dire leur contenu. Le discours distinct qui s’y développe, ou pas. La «conversation». Les hybridations entre blogueurs, entre blogueurs et journalistes, entre communicateurs et experts. Est-ce que ça change la façon d’écrire? Qu’est-ce que les blogueurs ont apporté à la «conversation» avec le citoyen que les canaux précédents n’ont pas pu apporter?

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Plusieurs chercheurs se sont certes penchés sur la façon dont les journalistes s’approprient les nouveaux outils, du courriel jusqu’à Twitter. D’autres ont décortiqué la logistique derrière la création d’un média en ligne. Mais seulement quelques exceptions, comme David Secko de l’Université Concordia, se sont aventurés sur le territoire de l’interaction entre le journaliste et son audience. Et en général, le discours tenu sur les blogues reste encore, même après une décennie, loin des écrans radar des chercheurs. Comme s’il demeurait peu digne d’intérêt.

Prenez par exemple cette question-clef dans la foulée de la décision de Popular Science : pour réduire l’incivilité, l'impolitesse, les dérapages, faut-il des modérateurs attentifs? Faut-il interdire les commentaires anonymes?

  • Le New York Times est reconnu pour avoir mis beaucoup d’efforts dans la modération et la mise en valeur des commentaires. Chaque jour, 17 sont choisis pour figurer dans une section spéciale. Sans aller aussi loin, plusieurs petits médias ont un «gestionnaire de communauté» depuis des années, dédié entre autres à une forme de modération. Cette stratégie est-elle payante? C’est ce sur quoi se penche le Engaging News Project, de l’Université du Texas à Austin: «fournir des techniques appuyées sur des recherches pour s’impliquer en ligne avec l’audience».
  • Modérer les commentaires, passe encore, mais à qui faut-il confier cette tâche? Une recherche préliminaire du Engaging News Project (juin 2013) demande justement si la présence du journaliste auteur de l’article aurait un impact mesurable. Et selon eux, oui: dans le média local qui leur a servi de cobaye, « les risques d’un commentaire impoli ont diminué de 15% lorsqu’un journaliste interagissait dans la section des commentaires ».
  • Une autre étude ( Journalism, septembre 2011) avait comparé le langage des commentaires en ligne avec celui des «lettres à l’éditeur», autour d’un débat polarisé sur un incident racial survenu en Louisiane. Sans surprise, le langage est plus «vif» en ligne.
  • Est-ce la faute à l’anonymat? Selon ce qui représente apparemment la plus approfondie des études du genre, réalisée par un ancien journaliste devenu professeur à l’Université de Houston, l’obligation de s’inscrire sous son vrai nom avant d’écrire un commentaire réduirait l’incivilité. C’est du moins ce qu’a conclu Arthur Santana de sa comparaison entre les zones de commentaires de trois quotidiens américains qui autorisaient l’anonymat en 2010, et de 11 quotidiens qui ne l’autorisaient pas. ( Journalism Practice, juillet 2013)
  • Ce n’est pas une surprise. La psychologie a noté depuis des années l’effet «désinhibiteur» de l’anonymat: pourquoi hésiter à dire la première chose qui nous passe par la tête, si personne ne peut nous identifier? Le caricaturiste Peter Steiner l’avait noté avec prescience en 1993 avec son célèbre dessin «sur Internet, personne ne sait que tu es un chien».
  • Mais il existe un contre-argument positif, répliquait la semaine dernière la psychologue Maria Konnikova dans le New Yorker: «l’anonymat encourage la participation». Autrement dit, une personne qui n’oserait pas écrire un commentaire pourtant tout à fait légitime, s’en sentira capable si elle n’a pas à signer. L’anonymat, affirme Konnikova, favorise un sentiment d’identification à une communauté, au bénéfice de ceux qui sont trop timides «pour se faire valoir comme individus».
  • Dans la même logique, l’anonymat encouragerait une certaine forme de créativité, selon des expériences remontant aux années 1980, effectuées sur des groupes placés dans des situations contrôlées.
  • Chose certaine, bien malin qui pourrait affirmer qu’il y a plus d’avantages que de désavantages à interdire les commentaires. Une étude sur la «communication par ordinateur» publiée en 2012 conclut que les commentaires anonymes ont plus de chances d’être « extrêmes »... mais qu’ils ont moins de chances de convaincre quelqu’un (Group Decision and Negotiation, septembre 2012).

Tout cela est fort intéressant, mais à l’exception de l’étude d'Arthur Santana, ce sont soit des études préliminaires, sur des échantillons très petits, soit des expériences réalisées dans une situation contrôlée (l’équivalent des rats de laboratoire). Ça reste très maigre, si on se rappelle que c’est toute l’industrie des médias qui, aux quatre coins du monde, a effectué un virage numérique majeur depuis déjà 15 ans. Sans compter les millions de blogueurs bénévoles.

Un corpus maigre que déplore Dietram Scheufele, un des co-auteurs de l’unique étude qui a servi de justification à Popular Science pour couper les commentaires. Dans une entrevue publiée le 8 octobre, Scheufele déclarait:

Je serais prêt à dire que les sciences sociales ont été absentes sur ce terrain... Je pense que les sciences sociales ne rendent pas justice à leur capacité à effectuer des recherches sur la façon dont nous allons naviguer à travers cet environnement informationnel nouveau et en évolution rapide. Le fardeau est sur nous, et nous nous devons de répondre à ce défi, et y répondre d’une façon qui puisse servir aux entreprises de presse qui tentent de s’en sortir.

Je pense qu’il serait naïf de nier que des préjugés gros comme le bras subsistent chez les universitaires à propos des blogues et des médias en ligne —entre autres, dans les écoles de journalisme. Un des collègues de Scheufele étalait il y a quelques mois ses préjugés avec une description qui laissait pour le moins à désirer: les blogues «sont souvent écrits à la va-vite... [Ils] tendent aussi à être plus courts, sans le type de complexité et de nuance possible dans le journalisme de longue haleine». Or, non seulement ce jugement lapidaire ne s’appuie sur aucune donnée, il s’inscrit en faux par rapport aux prix et récompenses que commencent à collectionner des blogueurs de science.

Ce jugement est typique d’une vieille école qui se meurt et refuse de l’admettre. Que ça plaise ou non, une forme de «conversation» subtilement différente de celle de l’époque des lettres des lecteurs est en train d’émerger. La transition ne se fera pas du jour au lendemain, l’ajustement aux trolls non plus, mais on a certainement dépassé le point de non-retour si même la très rigoureuse base de données PubMed vient de décider d’ouvrir sa porte aux commentaires. Seront-ils encadrés, contrôlés, modérés, si oui, par qui et avec quel impact? De belles questions à creuser pour de futurs étudiants au doctorat...

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