Non, il ny a pas eu manipulations
génétiques à proprement parler,
se sont défendus les chercheurs (lire
notre texte du 7 mai), et ils avaient, en un
sens, raison: ils ont " simplement "
injecté à un ovule malade un peu de
cytoplasme provenant des cellules dune autre
mère (le cytoplasme est cette "gelée"
dans laquelle baigne le noyau de la cellule). Et,
non, ce nest pas nouveau: cette technique
est expérimentée depuis près
de trois ans, et une trentaine de bébés
en sont nés jusquici, en Europe et,
surtout, aux Etats-Unis -contrairement à
ce quont laissé croire des reportages,
qui donnaient limpression que le tout venait
tout juste dêtre dévoilé.
Sauf que dans le cytoplasme résident
aussi quelques gènes: les gènes des
mitochondries, un des composants de nos cellules.
Ces gènes sont en très petit nombre
(par rapport à notre "vrai" bagage
génétique qui, lui, est contenu dans
nos chromosomes, lesquels sont cachés dans
le noyau de la cellule), mais plusieurs croient
quils jouent un rôle dans le développement
de certaines maladies, dont lAlzheimer et
le Parkinson. De plus, les gènes mitochondriaux
ne se transmettent que de mère en fille;
cest ainsi que la moitié "fille"
de ces bébés sest retrouvée
avec les gènes de trois personnes: papa,
maman, et la femme qui a donné un peu de
son cytoplasme.
Doù, ajout de gènes
à un futur être humain. Doù,
gènes qui pourront à leur tour se
transmettre aux descendants de ce bébé.
Doù, indignation, colère, protestations,
dans les milieux scientifiques et autres.
Mais un autre élément
vient de sajouter au dossier. Le Washington
Post révélait vendredi que, sur
les 17 foetus dont il a retrouvé la trace
vraisemblablement les 17 foetus féminins,
sur la trentaine de bébés conçus
avec cette technique- deux
étaient atteints du syndrome de Turner, soit
une proportion au moins sept fois supérieure
à la normale. Le premier a été
avorté par les chercheurs, et le second est
décédé avant terme.
Dans un article paru dans lédition
de mai de la revue spécialisée Human
Reproduction cest cet article qui
avait attiré lattention des médias
il y a deux semaines-
le directeur scientifique de lInstitut de
médecine de la reproduction à la clinique
Saint-Barnabé de Livingston (New Jersey),
le Dr Jacques Cohen, avait expliqué quune
trentaine de bébés étaient
nés avec cette nouvelle méthode mise
au point dans ses laboratoires "pour lutter
contre la stérilité féminine"
(sachant que plusieurs femmes ne peuvent avoir denfants
en raison dun cytoplasme en mauvaise santé).
Mais il ne disait pas un seul mot des deux foetus
malades.
Le Washington Post, pour appuyer
son enquête, cite des documents internes de
la clinique elle-même. On y lit noir sur blanc
que la nouvelle technique pourrait être la
cause de ces problèmes, peut-être parce
quelle a donné un coup de pouce à
la croissance dembryons qui, normalement,
nauraient pas survécu plus de quelques
jours après leur conception.
Le syndrome de Turner est une maladie
héréditaire qui ne touche que les
filles, freine leur croissance et les rend stériles.
Le Dr Cohen a décliné
les demandes dentrevue du Post. Le
bureau des relations publiques de lhôpital
Saint-Barnabé a déclaré quil
était trop tôt pour affirmer si le
syndrome de Turner devait être lié
à cette technique, et encore moins pour évaluer
le degré de risque. Les femmes soumises à
cette méthode expérimentale étaient
au courant quil sagissait dune
méthode expérimentale et quil
y avait par conséquent des risques.
Dautres experts interrogés
par le quotidien reconnaissent quen effet,
deux cas, cest beaucoup trop peu pour conclure
quoi que ce soit de définitif, mais
quau minimum, les chercheurs auraient dû
en parler dans leur article.
Le jour même où cette
nouvelle sortait, deux chercheurs américains
publiaient dans la revue Science un
appel à réglementer toute technique
de reproduction susceptible de causer des modifications
génétiques. Particulièrement
si ces modifications génétiques peuvent
être transmises aux générations
suivantes... Selon Mark Frankel et Audrey Chapman,
de lAssociation américaine pour lavancement
des sciences, un organisme déjà existant,
tel que les National Institues of Health (NIH) pourrait
être chargé de ce type de supervision.
Par exemple, ne serait-ce que pour
sassurer que ce ne seront pas que les plus
riches qui auront accès à ce type
de traitement, sil savère efficace...
Une frontière inquiétante
a été franchie, ont proclamé
plusieurs experts en éthique depuis deux
semaines, frontière qui naurait pas
dû lêtre, du moins tant que les
retombées nauront pas été
bien mesurées. La volonté, certes
tout à fait louable, de donner un maximum
de chances aux femmes stériles, ne doit pas
faire perdre de vue, lit-on dans le texte publié
par Science, quil y a peut-être
des limites à ne pas dépasser: après
lajout de ces gènes mitochondriaux,
jouera-t-on avec les autres gènes pour éliminer
telle et telle maladie? Et une fois que cet autre
pas aura été franchi, "on pourrait
aussi bien utiliser cette technologie pour altérer
la personnalité et lintelligence",
qui sait ?
"Savons-nous faire cela avec
sagesse ?"